samedi 14 août 2010

Cinquième entrée. Du 10 au 14 aout

Voilà deux semaines que je suis en Argentine. Deux semaines que les nuits se suivent, et ne se ressemblent pas. Deux semaines de rencontres, de discussions, de nostalgies, de joies, de peines, et de tout le reste.

Il y a deux semaines, j'étais encore en France. J'ai l'impression que je suis ici depuis des mois. En même temps, il s'en est passé des choses! Je ne sais pas combien de temps il me faudra pour en tirer quelque chose, je ne sais même pas si je pourrai en tirer quoique ce soit. Mais ce qui est sur, c'est que chaque jour apporte son petit lot de tristesses et de découvertes, de bien-être et de questionnements. Je vis entre solitude totale et grouillement constant. Cet équilibre fragile me plait.

Revenons à l'université, ou j'ai commencé péniblement les cours. Ici, l'université a un petit aspect chaotique plutôt plaisant. J'imagine qu'en France, dans les années 70, cela devait ressembler à ce que je vois ici (j'aurais aimer illustrer cette entrée de quelques photos, mais mon appareil m'a lâché sur le Campus... Encore une chose à racheter). Le combat syndical y est constant. Les couloirs sont remplis de tables, sur lesquelles les étudiants passent leur temps à faire des affiches revendicatrices en fumant des clopes. Révolution, classe ouvrière, laïcité, subvention, liberté... Ces mots sont partout, sur toutes les pancartes, au bout de tout les pinceaux. Elle est loin, l'université Française aux combats stériles, passagers, souvent sans fond ni consistance. Ici, ça bouillonne. Les idées circulent. L'avenir Argentin sera radieux. Il y a des gens qui pensent, s'investissent, se passionnent. L'Amérique latine est une cocotte minute sous pression. L'Europe dort. L'avenir, ici, c'est la jeunesse. Ses espoirs, ses conneries, sa folie. La course aux diplômes, la compétition... Les argentins n'y sont pas sensibles. La culture, le combat politique et les projets de société, voilà ce qui fait vivre l'université de Cuyo. On y retrouve les thèmes chers à l'Amérique Latine, et entre autre le rêve, sans doute vain, de la pan-américana, l'Amérique Latine unie derrière une même culture. L'Amérique latine, c'est un peu l'union dans la diversité. C'est un peu ce que l'Europe a raté, sans doute à cause de la forte diversité linguistique, mais aussi d'une histoire politique finalement assez fragmentée. Ici, tout se rejoint. L'Opération Condor des dictatures latino-américaines, le combat pour l'indépendance, les pressions de la CIA, Videla et Pinochet, les criollos, le Mercosur, et ce mouvement de fond, réel, tangible, du socialisme. Lula, Morales, Chavez... Entre populisme et mouvements gauchistes, l'Amérique Latine marche entre pauvreté, développement, autoritarisme, abus et croissance. Les choses changent. Ce dynamisme, souvent trop anarchique, manque aujourd'hui au vieux continent. De l'audace, de l'espoir, de la jeunesse! Ce cocktail est l'énergie de l'avenir, à condition que la liberté ne meurt pas sous la tentation, forte, d'un populisme qui, nourrit des espoirs d'un peuple, ne viendrais que desservir sa cause. La volonté est là. Reste à la canaliser.
Voilà pour l'élan poétique. Car il reste que la pauvreté, non comparable à celle de l'Afrique, demeure. Que la corruption sévit, et que l'image d'un continent-nation reste lointaine. Entre une Argentine pour partie prospère, le Pérou en développement, le Mexique en état de violence permanent, et la Bolivie pauvre, c'est la pluralité qui l'emporte. En quelques heures de bus, on passe d'un monde à l'autre. C'est du moins ce que j'entends, en parlant avec ceux qui voyagent sur le continent.
L'Argentine n'échappe pas à cette diversité. Elle me reste mystérieuse, contradictoire et parfois même illogique. D'un coté, je vois une jeunesse heureuse, sexuellement libérée, notamment après des années de dictatures très conservatrices sur les questions de mœurs (l'Espagne a connu le même phénomène, après les années Franco, comme si la population se dépêchait de rattraper le retard et les frustrations). D'un autre coté, le machisme reste fort. Hier soir, j'étais chez des amis. Nous étions une bonne vingtaine. Des argentins en nombre, des allemands, une italienne, des français, un bolivien. Un argentin me propose de faire un football le lendemain. J'accepte. Une Allemande, grande, blonde, très belle, intervient. Elle dit aimer le foot, y jouer, et bien maîtriser ce sport. C'est évident, elle attend aussi l'invitation, qui ne vient pas. J'émets l'idée de la convier à nous. L'argentin répond que non, demain, c'est "entre homme". Un autre jour peut être. De nombreux Français m'ont expliqué que les garçons étaient charmants, joviaux, sympathiques, et très accessibles. C'est en revanche plus difficile de sympathiser avec les Argentines. Elles ont tendance à former des groupes très fermés. L'idée d'égalité homme-femme, dans les rapports sociaux, reste relativement faible. Bien sur, c'est une image grossière, mais sans caricature, bien fort est celui capable d'expliquer en quelques lignes un pays. Et puisque l'Argentine n'est plus à un paradoxe près, c'est une femme, Kirchner, qui la préside. A la suite de son mari, c'est vrai, car celui-ci ne pouvait diriger le pays deux mandats de suite.

De toute façon, aujourd'hui, il a plu toute la journée. Pour le coup, le foot tombe à l'eau.

Autre exemple formidablement contradictoire: le mariage homosexuel. Légalisé ici alors que l'avortement reste impensable (l'inverse qu'en France!). Les syndicats étudiants en sont fiers, et sur les affiches confectionnées dans les couloirs de la fac, on y annonce le prochain combat: l'avortement gratuit et... la séparation de l'Eglise et de l'Etat! Le mariage gay, en voilà un débat ici! Entre ceux qui applaudissent, et les affiches collées dans certains kiosques à journaux disant, en montrant un enfant ("Je veux et j'ai besoin d'un papa et d'une maman"), on argumente avec passion. Mais d'une manière générale, les Argentins sont plutôt favorables au "mariage égalitaire". En ce qui concerne l'adoption, les avis sont beaucoup plus partagés (l'adoption est aussi légale depuis.). En Argentine, on ressent combien les influences sont nombreuses. Européennes, américaines... La Police est très présente, lourdement équipée. Elle est là pour montrer que c'est bien l'Etat qui possède le monopole de la violence physique légitime. Cette expression, (de Weber) dans le jargon des sciences politiques (on adore dire des mots compliqués pour une idée toute conne), ça veut dire qu'y a que l'Etat qu'a le droit de taper sur les gens. La violence reste une réalité forte sur le continent (mais moins ici), alors la police, c'est un outil étatique de pacification, et comme partout, un peu de magouille.

Après le repas, nous sommes allés danser, histoire de saigner davantage mon budget à l'agonie. Ici, la vie n'est pas chère, mais l'on paye souvent. Pour prendre le bus, pour obtenir les photocopie des textes à lire à la fac, 300 pesos pour le Visa... Mes changements de logements successifs m'ont coutés très cher (je me suis fais, disons le, bien arnaqué, et ma tentative d'obtention d'un remboursement, qui consistait à garder les clefs de la résidence en otage, m'ont plus attiré d'ennuis qu'autre chose). "On paye au mois. C'est tout." Tant pis pour moi, j'aurais du être moins con. Pas d'excursion au Chili ce mois-ci, et puis de toute manière, ce sera mieux d'y aller en Septembre, le Chili fêtera le bicentenaire de son indépendance! Certaines choses restent chers aussi. Le crédit téléphonique. Une ruine. On paye plus en appelant une personne n'ayant pas le même opérateur que soi. Les vêtements aussi sont chers. Quasiment les prix Européens. J'en crains l'été et le changement de garde-robe... Mais c'est que les Argentins consomment beaucoup. Ils sortent (les étrangers encore plus, comme c'est moins cher, on sort plus, on dépense plus...), boivent dans les bars... Entre la jeunesse citadine et celle des campagne, il y a un monde. Et Mendoza est touristique. Les prix, depuis quelques années, s'envolent. Mais le pays, petit à petit, se développe. Les disettes n'existent plus, et c'est tant mieux.

Et la France dans tout ça? Comment sommes-nous considéré ici? Et bien encore, c'est une question difficile. Pour certains, la France fascine. On y voit la culture, les arts, on y voit Paris et ses poètes. En venant ici, Cécilia nous a confié qu'elle sera fière d'annoncer à ses amis, artistes et souvent liés aux milieux littéraires, d'avoir des colocataires venant de Paris (ou presque). Pour d'autres, c'est l'indifférence. Un Argentin m'expliquait hier que l'Europe était pour lui le passé, et que l'Argentine regardait l'avenir, c'est à dire droit devant elle. Mais pour beaucoup, le vin, la tour Eiffel, la Sorbone résonnent dans les esprits d'une façon particulière. Pour Fernando en revanche, l'Europe, c'est la consommation, la luxure, le stress. Ici, on y vit mieux. La qualité de vie, c'est un de ses mots préférés. Cela dit, je me demande s'il ne vit pas d'une illusion. Entre Mendoza et Paris, je ne vois pas grande différence. Les mêmes magasins (Etam, Carrefour...), les grandes enseignes de High-Tech bondées dès 19H (1 heure d'attente pour m'acheter un minable rasoir électrique). Bien sur, en campagne, près des Bidonvilles ou en Bolivie, c'est une autre chose. L'Argentine d'aujourd'hui me fait penser à la France des années 50-60 (quelqu'un me croit si je dis que j'ai connu cette époque?), une forte croissance, mais des quartiers très pauvres, à l'image des derniers Bidonvilles Français, de l'ancienne ceinture rouge de la banlieue Parisienne, alors peuplée en grande majorité d'immigrés du Maghreb. Quand à Sarkozy, c'est souvent l'indifférence... à l'inverse de notre première dame, qui passionne les argentins, mais pas pour des raisons politiques! Reste que pour moi, c'est étrange d'être ici, de parler de la dictature, des violences policières, de la corruption, pour le soir lire sur internet que l'ONU met en garde la France contre son manque de volonté politique dans sa lutte contre le racisme, d'apprendre les expulsions à la chaine de camps de Bohémiens (souvent citoyens Européens), de voir des humoristes certes rarement drôles foutus dehors parce que politiquement incorrects (souvenez vous des débats télé des années 80, ou on se balançait des cendriers à la figure), de voir les vidéos de Moranno cracher sur les journalistes à tout va, vous savez, ceux qui l'empêche de "dire la vérité" (dans le monde de Nadine, ce sont les politiques qui disent la vérité), ceux-là même qui ont les méthodes de la presse fascistes des années 30. La politique a changé. Avant 2001, la valeur première était la liberté, le droit. Aujourd'hui, c'est la sécurité, au prix de cette liberté que l'on a évoqué pour partir en Irak, ou en Afghanistan. Les paradigmes changent. La monde marche à l'envers. Je vois la France se fermer, refuser l'autre, celui qui fait que l'Amérique Latine, produit de mélanges et de diversités, deviendra la puissance de demain. En parlant ici, je me rends compte combien l'on discute des mêmes choses, que les préoccupations sont les mêmes. Qu'a la fac, on y entend les mêmes théories; les mêmes auteurs. Qu'un Argentin qui parlerait Français ressemblerait à s'y méprendre à moi même. Qu'en parlant parfaitement Castillan, j'aurai presque tout d'un Argentin. C'est quoi un Français? Depuis quand a t-on inventé le Français? En 1789, quand tous se décapitaient pour une République ou pour un Roi? En 1880, quand des ouvriers rêvaient de l'internationale et des entrepreneurs du capital? En 1940? Et celui qui quitte la France pour ne plus payer les impôts servant à financer les difficultés des autres, les études de ses enfants, les soins dont il bénéficie après s'être cassé la jambe, celui là, il est Français? Il partage nos valeurs? Il est d'accord pour dire que l'impôt est un pilier de la république, ou il préfère ne pas payer pour les autres Français, pour sa nation? Il y a deux ans, j'avais feuilleté le bouquin d'un grand sociologue américain, Eugen Weber. Dans La fin des terroirs, il montre combien la France est restée fragmentée et combien l'émergence réelle de la notion de France est récente (il prouve notamment à quel point le Français n'a été qu'une langue vraiment nationale que très tardivement). J'ai quitté un pays où l'ambiance politique devenait nauséabonde, et ici, j'en sens toujours l'odeur:

-"Les critiques du Comité pour l'élimination de la discrimination raciale de l'ONU, notamment sur la politique du gouvernement, ont été balayées par des responsables de la majorité."

-"Quinze jours après le discours de Nicolas Sarkozy à Grenoble et quelques mois après le débat sur l'identité nationale, ses experts, qui passent périodiquement au crible les cent soixante-treize Etats qui ont ratifié la Convention internationale sur l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale, n'ont pas manqué de pointer une "recrudescence notable du racisme et de la xénophobie" dans le pays, épinglant notamment la politique du gouvernement envers les Roms et les "Français d'origine étrangère".

Source: Lemonde.fr (affreux journal trotskyste)

-"L'ancien Premier ministre (ndr: Alain Juppé, qui a du prendre en secret sa carte au PS) dénonce, sur son blog, les «lois de pure circonstance» et les «exagérations peu compatibles avec nos valeurs fondamentales». 

Source: libération.fr

Et le plus drôle, je crois, c'est la réponse de notre ami le porte-parole de l'UMP, Dominique Paillé, qui s'est indigné de "sa composition (du comité de l'ONU) avec des gens qui viennent de pays qui ne respectent absolument pas les droits de l'homme".
C'est tout de même terrible de voir qu'un homme politique assis devant de tels responsabilités ignore que les "gens" de ce comité ne parlent absolument pas au nom de leurs pays mais bien des Nations Unies, en toute indépendance vis à vis de leur citoyenneté. Ils parlent au nom d'un idéal universel, établi après la seconde guerre mondiale, après la Shoa, les nazis, les nationalismes.
Quand un expert de ce comité dénonce «une incitation à la haine»; quand l’expert togolais Kokou Ewomsan affirme une «recrudescence notable du racisme et de la xénophobie»; quand Waliakoye Saidou dit que «Le carnet de circulation nous rappelle l’époque de Pétain»; quand l’Américain Pierre-Richard Prosper affirme que «Ce qui manque en France, c’est une vraie volonté politique»; tout ces gens ne s'expriment nullement au nom de leurs Etats respectifs, mais au nom de l'ONU, et de l'idéal qu'elle promeut. Et puis de toute manière, en quoi l'avis d'un citoyen d'un Etat pourri serait il lui aussi pourri? Je suis Français, mais je n'ai pas la même vision du monde que celle de mon gouvernement! Tout les Allemands en 1939 n'étaient pas nazi! Tout les Américains en 2004 n'étaient pas comme Bush! Les mots utilisés de manière lapidaire ne cachent que le vide de la pensée. La communication est la pire ennemie de la politique, car elle place le discours au service du dogme, quand le discours doit être au service des idées.

Mais je sais, c'est la crise (inexistante ici), et puis les élections approchent. N'empêche que la première des responsabilités politiques, c'est de faire appel à la raison du citoyen, et pas à ses sentiments. Pour en arriver là, on a du se tromper quelque part. Il paraît que l'école est là justement pour épanouir la raison. Pas sur qu'à 50 en Première et sans cours d'histoire ou de philo, on l'exalte beaucoup la raison.

C'était le coup de gueule du jour, que je partage, je crois, avec un ami actuellement à Valparaiso, et dont je fais la promo à l'occasion: http://un-frances-a-valparaiso.blogspot.com/2010/08/lennemi-est-con-il-croit-que-cest-nous.html?spref=fb


En même temps, quand on a vingt ans, je crois qu'on voit toujours la fin du monde pour demain.