mardi 28 juin 2011

Seizième entrée, du 16 au 28 Juin

Et voila que dans la stupeur je rédige la dernière entrée du journal de mon année universitaire à Mendoza. Pendant un an, je n'ai cessé de me demander ce que j'allai bien pouvoir écrire juste avant de partir. Et aujourd'hui, très franchement, je ne sais toujours que dire. En transférant toutes mes photos sur mon disque dur externe, j'ai vu défiler Mendoza, Buenos Aires, Cuzco, La Paz, Sucre, Lima, les hauts plateaux boliviens, les montagnes péruviennes, quelques visages, une faculté de béton, des Andes inaccessibles, des soirées jusqu'aux petits matins, des silhouettes familières, une jeep poussiéreuse, les eaux claires du Titicaca, des sacs à dos entassés sur le toit d'un bus, des T-Shirts puants la transpiration portés plusieurs jours, un glacier en Patagonie, des déserts et de la neige, les taules de Valparaiso, des chevaux, des flamands roses, des vigognes, des lamas, des verres de Fernet maladroitement avalés sur fond de Cumbia colombienne...

J'ai entendu l'Amérique chanter. Entre modernité et tradition. Entre la terre rouge et le ciel azur.

Comme un conte pour enfant, la poésie de la route a, durant un an, et pour quelques mois encore, bercée mes nuits et ensorcelée mes journées. Il trotte dans mon crâne des dizaines de prénoms et des centaines de visages. Autant de personnes qui continuent leur chemin. Salut à vous. Camarades d'un jour, Argentins, Français, Italiens, Espagnols, Canadiens, Allemands, Péruviens, Anglais...

Je me souviens des premières entrées du journal, quand je vivais dans l'auberge de Jeunesse et croisant chaque soir de nouveaux voyageurs. De nombreux se préparaient alors à rentrer. C'est à mon tour de m'en aller, et, déjà, de nouveaux commencent à arriver.
Savent-ils?

Dans quelques jours, les derniers pas en Argentine et au Chili, puis l'Équateur. Nous nous retrouverons donc en Septembre/Octobre, pour clore le journal des Andes.

Et dans quelques années? Serais-je en train de jouer du saxophone dans les humides rues de Paris? Ou bien enfermé dans un bureau d'une grande entreprise du CAC 40? En train de bronzer sous les soleils de Grenade? Peut être réciterai-je de la poésie dans un bar minable de Saint-Pétersbourg. Je pourrai bien aussi être six pieds sous terre, dans un sombre cimetière des Flandres arrosé de pluies froides. Reporter, appareil en main, dans les ruelles de Jérusalem, racontant les ficelles d'un conflit sans fin. Chômeur heureux avec quelques amis aux cheveux sales. Chômeur triste aux traits fatigués, dans un studio qui ne prend jamais la lumière du jour. Professeur blasé dans une petite ville de province. Révolutionnaire fiévreux, lançant le pavé, dans une révolte européenne. Militant haineux d'une extrême droite, hurlant, arme au poing. Intellectuel gorgé de Whisky, dans une austère bibliothèque.

La beauté des choses, c'est qu'on ne sait de quoi elles seront faites. Et si Dieu est le seul à savoir, pitié, qu'il me laisse dans l'ignorance.

Il me restera, quoi qu'il arrive, ce souvenir immortel des Andes. Gravé quelque part dans mon esprit. En fermant les yeux, je ressentirai de nouveau le soleil sur ma nuque, la poussière encrassant mes narines. Je pourrai une fois encore écarter mes bras, perché sur une haute montagne, devant une gigantesque vallée, et le vent fouettera ma mémoire comme il me giflait le visage.

On vit comme on peut. Et de cette manière, l'existence nous offre quelques fois la beauté inouïe de pouvoir dire « Je n'oublierai jamais ».

Et puis, il en reste des alcools inconnus pour s'enivrer, des femmes à admirer en passant dans les rues, des insultes à apprendre, des coups à donner et à recevoir. Des saveurs à embrasser, des lèvres à rêver. Et peu importe la marche des cons dans laquelle nous avons tous notre place. Si elle avance vite, c'est pas plus mal.

Le reste, au fond, ce n'est que de l'improvisation. Il suffit d'essayer de ne pas être trop salopard, et quand ce n'est pas possible, de ne pas trop y penser.

Rideau.











Ô la ville
La belle
Furieuse
Peut-être
Moi, je ferai la guerre
J'aurai votre sang sur mes mains
Sur les vôtres, il y aura le mien

Ô la ville
La belle
C'est un peu une poitrine
Gorgée d'ironie
Honnête pour pas un sou
J'y pose mon corps
Lourd comme un cadavre

Ô la ville
La belle
Furieuse
Le matin
Il y a toujours ce clochard
Qui te recouvre d'un drap
De crachats

Je le regarde
Sans penser
Amoureux
Déçu
Parfois
Et souvent
Je me rendors

Ô la ville
La belle
Furieuse
Peut-être
Moi, j'irai à la guerre
J'aurai votre sang sur mes mains
Sur les vôtres, il y aura le mien

mercredi 15 juin 2011

Quinzième entrée, du 3 au 15 Juin.

L'hiver, sans même avoir la correction de prévenir, nous est tombé dessus. Des placards, nous avons sortis nos pulls et nos manteaux. Certains, sans doute plus prévoyant, portent leurs écharpes et bonnets. Le ciel, cristallin, ne réchauffe la peau qu'en journée, nous offrant le luxe de pouvoirs se promener dans la ville sans veste sur le dos. A moins d'un mois du départ, il souffle sur ces dernières semaines l'odeur trouble du au revoir, et surement davantage de l'adieu. Il nous faudra partir. La ville nous oubliera vite. Nous ne sommes que des points de suspension. Ainsi va le monde. Avant de rentrer, j'ai devant moi la perspective de deux beaux voyages: Le nord du pays et le nord du Chili, et ensuite, en Aout, l'Équateur. Je relaterai cela dans une dernière entrée, en septembre ou en octobre.

Je regagnerai la France nostalgique. Mais sans regret puisque l'année à venir passera tout aussi vite. Elle portera son petit lot de tristesses, et la dérisoire consolation de quelques moments forts qui, dit-on, valent la peine d'être vécus. Ainsi va le monde. D'ici là il me reste des examens, des discussions, les promesses des « on se reverra » auxquelles personne ne croit. On connait la suite. On doit étudier, avoir nos diplômes. Après, nous irons tous travailler. Nous nous lèverons tous tôt le matin, la tête bien ancrée dans le cul, les yeux couverts de fatigue. Dans le métro, on se promettra de se coucher plus tôt la nuit, et comme chaque soir, on se s'endormira au moins aussi tard que la veille. Nous aurons tous des vacances différées, et nous ne pourrons plus nous retrouver ensemble. Chacun sa solitude. Il faut bien vivre. « Et puis, c'est tout de même mieux que de travailler à la chaîne ». Le travail, étymologiquement, c'est torturer. Quel bobo faut-il être pour tenir ce petit discours! Quel petit bourgeois suis-je pour dire ça? Ne pas travailler, c'est un luxe! Et avoir connu la paresse, ou même la concevoir, c'est une occasion dont bien peu peuvent jouir. Soit. Tant mieux pour moi. Je ne suis pas responsable de ma chance, c'est vrai. Je ne l'ai pas plus mérité qu'un autre. Je suis ce que la vie me donne, par le fruit arbitraire du hasard. Le mien, jusqu'ici, se révèle délicieusement sucré.

Alors que la Grèce ne se relève pas, que l'Europe peine à relever le défi, que l'Allemagne risque de refuser de payer pour tous, je rejoindrai un continent qui doit faire face à la faillite d'une idée qui nous a tous animé plusieurs décennies durant. CCC, trois lettres qui nous assomment. Et si le Portugal, l'Espagne venaient à tomber? Qui pourrait les aider à se relever? Combien de générations assumeront les pots cassés, la faillite des systèmes d'éducations, des systèmes de santés? La Grèce paye les frais de décennies de triche. Payer les impôts ne fait plaisir à personne, mais c'est la seule façon d'assurer la solidarité nationale, européenne, et la stabilité des services et des biens publics. Le paradoxe ultime, incorrect et injuste, c'est que, peut être, quelque part, la Grèce paye aussi une certaine différence culturelle. Non pas que les Grecques travaillent moins que d'autres, mais le peuple grecque ne voulait peut être pas d'un modèle de développement qui dévorait le temps de vivre, seulement pour assurer la richesse nationale. Peut être pensaient-ils que travailler pour travailler n'avait pas de sens. Alors ils ont menti. Un trou béant a été caché. Il n'a pas pu être rebouché. La réalité est là, froide, insensible: Ainsi va le monde. L'Etat providence à dans sa chute remis en cause les 35 heures. Les chômeurs sont devenus des profiteurs, les fonctionnaires des glandeurs planqués. Cette crise Grecque n'est pas tant économique, c'est une crise de civilisation. Peut être serait-il enfin temps de redonner du sens au travail. Peut être enfin devrait t-on faire de la vie professionnelle une sphère d'épanouissement. Salariés sous anti-déprésseurs, suicides pour « motifs professionnels »... L'homme n'est pas une machine. Il a besoin de parler, d'avoir une vie sociale hors de l'entreprise. Nous ne reviendrons jamais dans la forêt, vivre de chasses et de cueillettes, parce que ce temps n'a jamais existé autre part que dans l'imagination de quelques philosophes, et dans quelques petites communautés primitives autarciques et au nombre de membre limité. Le travail est la nature de l'homme, jusqu'à ce que le travail détruise la nature de l'homme.

Ce qui me surprend ici, c'est le goût qu'ont les argentins pour la discussion, pour le débat. Ils adorent parler, et prennent de nombreuses heures à ça. Les Français me semblent plus silencieux, plus introvertis. C'est un fait de culture et d'éducation. Parler n'est pas une activité rapide, et pour parler, il faut en avoir le temps. Alors allons-y, travaillons, puisqu'il le faut. Mais pas jusqu'au point de ne plus communiquer.


Un jour de 1996, je ne vais pas à l'école. Aucun enfant Français n'ira à l'école ce jour. Je ne sais pas trop pourquoi. Le lendemain, notre maitresse, avec son carré noir austère nous explique pourquoi. Un de nos anciens Présidents est mort. Ah bon. Mitterrand nous a quitté. Je me souviens encore des Guignols de ce soir là. Une édition courte, un seul faux reportage, et puis c'est tout. Façon pour la parodie de PPDA de célébrer le départ du seul socialiste qui aura conquis la législature suprême de notre vielle cinquième république. On y voyait le Président de lever, fantôme, mort vivant, de son lit de mort et terroriser le personnel de l'hôpital. « Enfin, je peux faire chier le monde! » disait-il.

Au moins, à cette époque, c'était simple, pour moi, petit enfant encore à l'école primaire. Et puis comme tout les autres de ma génération, j'ai suivi les débuts chaotiques de mon siècle. Le choc d'un Le Pen au second tour, j'étais en sixième. Je me souviendrai toujours de son portrait sur France 2, apparu à la place de finaliste. Mon père avait crié « Oh putain! ». Nous qui ne connaissions rien à la politique avons pourtant été profondément choqués. Sur les tables de la cantine de notre collège, le lendemain, nous avions eu ce que je crois être ma première discussion de futurs citoyens. Nous comprenions déjà le sens de ce résultat. L'extrême dévorait la belle poitrine de Marianne. Puis le 11 septembre, la minute de silence nationale que le proviseur avait tenu face à nous tous, dans la cour de récréation. J'étais en cinquième. Le blocus du CPE en première. La fronde contre la réforme Pécresse trois ans plus tard. J'ai grandi dans cette marmite de contestation que je comprenais plus ou moins. Dans nos sangs coulait cette révolte silencieuse. Cette révolte que nous ne comprenions pas, mais qui nous exaltait. Nous redécouvrions le mythe de 68, et rêvions nous aussi, d'entrer dans l'histoire par la grande porte. Je me souviens de ma fébrilité adolescente, je me souviens marcher dans les couloirs de mon lycée, avec mes jeans larges, et croyant avec une touchante naïveté connaître l'histoire, et ainsi pouvoir la juger. Une jeunesse Française durant laquelle, malgré ses approximations, je me suis construis. Sans doute n'avais-je que très partiellement raison de tendre le bras, mais je n'avais pas totalement tord. Plus tard est apparu le spectre du chômage, la violence du marché du travail.

Et puis, en foulant ces terres Andines, j'ai écouté une histoire différente. La recherche d'une identité, d'une nation. Cette année fut incroyable, comme si d'un seul coup, l'histoire avait décidé d'accélérer le pas sans crier gare. On virait les Roms. On niait l'esprit de Schengen. Le monde en crise se cherche, les émergents ont peut être bien émergés. Au Japon, le progrès nous crachait à la gueule. Strauss_Kahn, fierté de la France, venait se fracasser dans une sombre histoire pendant que les Français feignaient de croire à un complot. Et Lagarde, en train de gesticuler pour maintenir le FMI aux Européens, vielle coutume d'un age passé. Les États-Unis hésitant, entre l'envie de redorer leurs blasons auprès des BRICS, mais sachant pertinemment que remettre en cause la suprématie européenne sur le FMI reviendra, tôt ou tard, à remettre en cause celle des USA sur la Banque Mondiale. Tout est allé si vite, que personne ne peut plus rien expliquer. Entre une pensée de gauche qui se cherche toujours; torturée entre le désir illusoire de pureté idéologique et le compromis contradictoire d'une sociale démocratie si étrangère à la culture Française; et une droite cherchant par les moyens les plus désespérés et moralement des plus abjectes et critiquables de se maintenir au pouvoir, la France continue à avancer en boitant. Nous aurons la peau de ce président, de sa vision haïssable de notre pays, que nous vomissons depuis quatre trop longues années.
L'humanité pense en permanence sa destruction imminente. Il y a une seule chose sur laquelle Freud ne s'est pas trompé, c'est bien ça. Du XIème siècle et la panique européenne de la fin du monde, au XVI iéme et à la peur de l'abandon de Dieu, aucun cataclysme n'est venu étouffer notre civilisation. Toujours l'homme s'en est sorti, au prix de transformations sociales et politiques immenses. Au XVI ième siècle, ce fut la réforme, la négation de l'autorité papale par de nombreuses villes européennes protestant conte l'ordre venu de Rome de livrer les hérétiques (d'où le terme de « protestantisme »). Et puis en 1962, la peur nucléaire.

Quel Calvin, quel Luther, quel Zwingli viendront changer le monde? Par quelles violences? Quelles nouvelles certitudes pour renverser celles portées par l'ONU? Qui peut encore croire en la théorie ridicule de la « Fin de l'Histoire » de ce pauvre Fukuyama? L'histoire n'a pas de fin, pas de but. Que Marx aille se rhabiller. La guerre froide avait un sombre mérite, celle de simplifier la donne. On avait raison ou tord, d'un coté ou l'autre. On ventait une utopie pour masquer le pragmatisme des puissances. L'homme redoute une seule chose, parce qu'elle le met brutalement face au vide d'un monde sans évidence, c'est l'absence de sens. Nous avons besoin d'une raison d'être, et si elle n'existe pas, alors il faut l'inventer. Peut-être est-ce pour cela, aussi, que l'homme reste longtemps silencieux devant les dictatures. Parce que le mensonge de l'idéal, de l'homme nouveau, de l'homme parfait, dessine un but. Certains le suivent malgré la babarie.
Nous avons tué Dieu, parait-il. Et maintenant, nous voilà seul devant ce vide infini. Dieu, ce mensonge, donnait au moins une raison de vivre, et surtout de mourir. L'exaltation de la liberté est une belle chose, mais l'excès de liberté est terrible, parce que la liberté totale, et parfois totalitaire, ne peut que résonner dans un vide angoissant. Il nous faudra donc construire un ordre nouveau dans lequel nous trouverons un objectif commun. Cet objectif reposera sur une rhétorique convaincante et une idéologie construite selon un rapport de force particulier. Dans l'absolu, cet objectif sera faux, imaginé, fabriqué. Il ne pourra en être autrement, puisque l'évidence est à l'évidence une construction sociale, historiquement faite pour paraître aller de soit. Ce sera donc, comme toujours, une certaine dictature de la pensée, plus ou moins violente. Et ceux qui voudront la détruire ne le feront que pour en bâtir une autre. C'est peut être, qui sait, un moindre mal.

Les Andes nous regardent d'un œil moqueur.

vendredi 3 juin 2011

Quatorzième entrée, du 2 Mai au 3 Juin.

Petit, je me voyais sauver le monde. Courir de par les continents, au fond des volcans, survolant les terres dans un bombardier ennemi, sauter en parachute et peu à peu devenir une légende pour l'humanité. Mon imagination n'avait que peu de limites. J'étais le dieu de ma propre histoire, que je construisais sur ma grande balançoire. Mais le temps est passé. J'ai continué à grandir, sur les bancs d'école. J'ai continué à murir, dans la tourmente du collège. Mes rêves impossibles y ont disparu. Mais mon imagination, tout en conformant davantage au réel, ne s'est pas tarie. Peu à peu, et à mesure que la complexité du monde s'ouvrait devant mes yeux, je me suis vu dans une jeep, traversant les steps d'Asie, les déserts d'Afrique, courant dans les bidonvilles sahariens. Mon imagination infantile c'est fondue dans un contexte géopolitique dans lequel je me débattais contre les grandes injustices mondiales. J'ai conservé au fil des années ce lien entre ma jeunesse française et mes passions humaines. Sans scrupule, je dessinais un ordre mondial simpliste dans lequel j'avais le bon rôle, celui qui meurt pour une idée en s'opposant à ceux qui vivent pour l'argent.

Le monde était cupide et faux et moi, à coup de belles pensées, je le dominais d'un regard vengeur, comme celui qui, du haut d'une colline, défis la civilisation étalée à ses pieds. Mais je restais dans ma petite ville de banlieue, fumant des pétards avec mes potes. Je crachais contre un ordre ou je savais être à la bonne place. Je l'ai toujours su. Mais adolescent, j'avais en mon cœur toutes les raisons du monde d'être dans le camp des gentils, parce que la torpeur de ce qui est n'avait pas encore imposé sa loi. Parce que je n'avais pas encore le doute de ma propre existence à venir, et que l'expérience de la vie commençait à peine à me tordre le coup, m'obligeant à courber l'échine devant les évidences d'un réel si gigantesque. Je construisais mes opinions, mes schémas, mon idéal indiscutable. Et parce qu'il était indiscutable, c'était une dictature de la pensée, condamnée à s'effondrer face à l'épreuve du temps. On ne peut vivre avec sa seule utopie, puisque justement on y demeure seul.

Puis, mon baccalauréat dans la poche, j'ai du me déraciner de mes propres évidences. J'ai découvert effaré la complexité de la réflexion, son labyrinthe décourageant. J'ai vu tomber toutes les convictions pour lesquelles je m'estimais vivre. En grandissant, j'ai du faire face à ma lâcheté, à ma saleté, et à celle des autres. Le sexe, l'ambition, la recherche du pouvoir... Autant de démons qui emportent les douces certitudes des années passées. Je voyais tant de mes anciens camarades tomber en ces folies... Comme un forcené, je me suis jeté dans l'amitié, certain qu'ici, au milieu des verres d'alcools et des discussions animées, je trouverai parmi mes pairs une protection éternelle contre la stupidité de ceux qui ne vivent que pour écraser les autres, dans un monde ou il faut exister à tout prix. J'ai alors développé une amertume considérable contre toute personne charismatique, les meneurs de cours de récré, ceux qui dédiaient chaque seconde à la recherche d'une femme à baiser dans de sombres soirées, seule manière pour eux de se juger comme digne d'être écouté. J'ai détesté les femmes d'ainsi entrer dans ce jeux, et haïs encore davantage les plus belles d'entre elles, qui utilisaient leurs atouts naturels pour se construire une notoriété, détruisant ainsi des années de combat pour l'égalité des sexes. J'ai toujours considéré que le féminisme consistait à montrer l'absurdité des comportements masculins, et non pas à les imiter. Mon cœur souffrait d'un manque cruel de modèle, de ne jamais rencontrer mon semblable, capable de porter cet idéal pour lequel la nuit je peinais à trouver le sommeil.

Et années après années, la vie s'amusait davantage à m'arracher les derniers espoirs de trouver un jour la paix intérieure. J'ai compris que toute l'existence n'était que la longue route de la recherche de ce bien être profond. Moi qui croyais le trouver en devenant adulte, je me retrouvais soudainement aux premiers pas de cette longue randonnée. La vie est d'une difficulté mortelle, parce qu'elle nous force à interagir avec autrui, celui qui donne à un sens si différent aux choses. Cette idée devenait obsessionnelle. Si chacun est persuadé d'avoir raison, comment construire un ordre sans imposer ses vues? Comment trouver la concorde, fondement du vivre ensemble? En devenant adulte, j'ai compris que cet idéal que je portais enfant ne pourrait se réaliser autrement que par la force, le coup d'état, la négation de la liberté et du bonheur de tous. Je crois que c'est ainsi que mes préoccupations existentielles d'adolescent se sont peu à peu transformées en une réflexion politique.

Et un jour, la nouvelle est tombée. Je pars en Argentine. L'amérique latine. En ces terres ou se concentrent toutes les passions humaines, en ce concentré explosif de l'histoire du XX ieme siècle, j'allai renouer, de gré ou de force avec cette image de l'héroïsme qui brulait en moi durant mes jeunes années. Je suis arrivé à Buenos Aires pessimiste. Tout était si compliqué. Les sphères se mélangeaient, et les maux universels que je combattais dans mes songes quand j'étais enfant n'étaient plus que des malheurs nécessaires à la marche pénible du monde. Comment moi, qui ai toujours tout eu, allai-je pouvoir dénoncer le malheur de ceux qui vivent la nécessité, sans devenir un homme terrible d'hypocrisie et d'idées bien pensantes? Volontiers provocateur à ces propos, j'étais devenu un vieux con avant l'heure. J'étais celui qui avait lâché les armes devant la réalité. J'avais abdiqué devant le monde. Je n'étais pas mauvais, mais l'aigreur de l'existence avait fait de moi un technicien sans âme, sans cœur, abondamment pragmatique. Vivre, c'était ne rien montrer, faire son chemin et ses combats en silence. Trop crier, c'était se lancer éperdument dans une bataille contre tous. J'admire toujours les politiques, ceux qui acceptent de se lancer dans l'arène et passer leurs vies à se battre, subir l'admiration de certains, et la haine de beaucoup. Jamais je ne pourrai prendre cette voie. Je n'en ai pas les épaules. Et si, enfant, le bonheur c'était pour moi se battre contre la maladie, la guerre et la famine dans le monde entier, au volant d'un véhicule humanitaire, je le fais désormais rimer avec tranquillité, dans une maisonnette au bord de la Loire, lisant un bon bouquin avec un bon whishy à la main.

Mais il me restait aussi cette lueur, cette étincelle. Je vous parle d'une lumière qui est aussi la votre. Ces pensées enfouies surgissant sans raison, cette indignation inexplicable qui nous étrangle parfois. Brassens à tord. Il n'y a en réalité rien de plus plaisant que la perspective de mourir pour une idée, certainement parce que c'est la seule façon de donner sens à la vie, qui de manière absolue et malgré tout n'en a aucun. C'est un coup de l'esprit contre le vide des choses. C'est un comportement contre nature qui nous défini pourtant. Un chien ne meurt pas pour une idée, au mieux il se sacrifie pour défendre sa meute, sans lier ce geste à un idéal. Il le fait justement par instinct. Nous autres, les hommes, mourront pour des idées, belles ou terribles. Et ainsi nous créons un sens. Renier cela, c'est renier l'homme.

Ici, en Argentine, j'ai découvert un monde que je ne connaissais pas, mais que j'imaginais en fait sans difficulté. Mon univers en a encore gagné en complexité. J'ai tenté de vous en faire part tout au long de ce journal. Mais étonnement, le goût de l'idéal m'est revenu. J'ai compris l'importance du combat. J'ai retrouvé le rôle prédominant de l'idéal et de l'utopie. A trop vouloir expliquer le monde tel qu'il est effectivement, on obtient un objet si complexe qu'il devient impossible d'envisager militer pour une cause, car cela reviendrais fatalement à rejeter certains aspects de la réalité. Aujourd'hui, l'intellectuel n'est plus engagé car l'on voit d'un œil méfiant le militant qui par son activité refuse de voir le monde dans son intégralité. Ce qui est pourtant impossible. Le réel est insondable, et contre cet état de fait, la seule échappatoire est de se battre pour une vision. Kant avait raison. Il nous faut être entier, il nous faut être persévérant, il nous faut sacraliser sa morale et s'en tenir comme un ascète. Cela doit passer par deux choses: l'écoute de l'autre, car bien souvent l'on se trompe. C'est aussi la seule manière d'aiguiser nos arguments, de développer nos idées, puisque le débat en montre les insuffisances. Enfin, ce combat ne peut qu'avoir lieu dans l'étroit cadre de la politique, sans quoi le débat ne serait plus pacifié. Il deviendrait raison du plus fort et guerre civile.

C'est ainsi qu'il nous faut discuter, s'engueuler et se pardonner.
Soyons des Hommes, pour changer.