samedi 27 novembre 2010

Douzième entrée. Du 2 au 27 Novembre.







Je suis assis sur ma chaise, le regard sur l'écran. Le soleil se couche, mais une mèche de cheveux est toujours collée sur mon front. Putain, il fait chaud aujourd'hui. Derrière moi, un tas de feuilles, de bouteilles en plastiques vides, de chaussettes puantes et de bouquins. Sur mon bureau, des paquets de biscuits éventrés, des assiettes sales... Ma chambre est un champ de bataille, recouvert des cadavres de ces derniers mois. Le premier acte touche à sa fin, les examens sont terminés, et petit à petit, ceux qui sont venus pour étudier un semestre s'en vont. Ceux qui restent préparent les petits voyages à venir, cherchent encore des stages, mais tous font leurs valises. Bientôt, il faudra chercher un nouvel appartement. Personne ne va continuer à payer une location inhabitée durant 3 mois!
Ce sera l'occasion de changer de style de vie, aussi. Il flotte donc dans l'air le parfum bien connu des au revoir.
Demain, je pars pour Salta, au nord de l'Argentine. Ensuite, je traverserai la frontière Bolivienne pour continuer à longer les Andes jusqu'à La Paz, avant de voir le fameux Titicaca, pour enfin gagner Lima. D'ici, la découverte du Machu Pichu, et le reste, selon l'humeur. Bien sur, je n'aurai pas le loisir de vous raconter tout ceci en direct. Mon accès à internet sera limité. Nous nous retrouverons en Janvier, pendant mon stage. Je commencerai à rédiger les petites aventures de ce voyage. Je pense aussi aller une vingtaine de jours en Patagonie, en Mars, avant d'entamer mon second semestre, c'est-à-dire le premier (souvenez vous que l'année est inversée). La Bolivie et le Pérou, c'est une autre Amérique latine. Lors d'un repas, organisé par notre propriétaire pour fêter notre départ, j'ai eu l'occasion d'en parler avec Fernando, que je n'avais pas vu depuis deux mois. Il parlait avec une lueur dans les yeux de cette Amérique, abyssale, mystérieuse, ou les indiens mangent des cactus aux propriétés hallucinogènes (San Pedro, Peyotte), ou encore de l'Ayahuasca, herbe très psycho-active qu'il semble bien connaître (les produits psychotropes sont un de ses sujets de prédilection, après les femmes). Mes ces herbes font effectivement parties intégrantes de la culture amérindienne, permettant la matérialisation d'un lien entre les hommes et les dieux. Sans parler de la coca, bien sur, feuilles que Morales n'hésite pas à mâcher en pleine conférence de presse, pour marquer sa volonté de défendre la culture bolivienne.
Me voici donc un peu dans les cartons, et satisfait aussi de ces mois passés. Les liens avec les Argentins ne sont pas toujours aisés à tisser, mais la richesse du pays demeure incroyable. Revenir de soirée dans la douceur de la nuit, être réveillé par la chaleur de ma petite chambre à 10 heures tout les matins, traverser la verdure de la place de l'indépendance pour aller à l'université, manger quelques asados en bonne compagnie. Un quotidien agréable, qui s'étend jusqu'à la terrasse ensoleillée de ce qui sera bientôt mon ancienne colocation. La belle vie, pour le dire vite et bien.
Ces derniers jours, j'ai eu l'occasion d'aller à Cacheuta, une minuscule ville dans la montagne ou on trouve des thermes en plein air. Au milieu des enfants gesticulants et des vieillards trainant leur bedaine, le soleil s'est fait un plaisir de me transformer en un énorme homard. Bien rouge. Enfin presque. Trop idiot pour savoir bien répartir la crème, j'ai aussi fait de mon corps, pour quelques jours, une œuvre avant-gardiste. « Le rouge et le blanc, tâches et dégradés », Benjamin CHEVALIER, Novembre 2010. On a voulu m'exposer, mais j'ai refusé, je reste modeste.

Il y a deux semaines, aussi, a soufflé un vent bien particulier ici. Un vent chaud, très chaud, couvrant la ville d'un épais nuage de sable. Une expérience impressionnante. Le thermomètre pointait à 48 degrés, on ne voyait plus au-delà de 100 mètres. L'air marron, les arbres pliés, les poubelles au vent, et le sable dans les yeux. Une véritable apocalypse, comme me l'a glissé Mathias, notre nouveau colocataire Argentin, qui étudie aussi le cinéma. Le sable se glissait sous ma porte, recouvrant le clavier de l'ordinateur d'une fine couche de poussière. Une vraie tempête de sable, comme dans les films...
Et j'ai enfin mon visa! Après le parcours du combattant, mille allers-retours et taxes en tout genre, je suis un étudiant en situation régulière. Pour le faire, il faut traîner plusieurs jours à la « Migracion », en rapportant toujours de nouveaux documents des plus inutiles. Certains l'appellent la Migracion des Boliviens. On comprend pourquoi. Présents dès l'ouverture, ils restent là, assis dans la salle d'attente. Certains sont en poncho, un bébé sur le dos. Matérialisation d'une vérité qui m'avait été dite, mais que je n'avais jamais constaté, celle de la migration bolivienne, des centaines de personnes venues trouver un emploi. Leur situation économique reste précaire, comme celle des enfants qui, venus des quartiers pauvres, ne cessent de venir demander de la monnaie, le visage sale et les vêtements gris, dès que l'on s'assoit à une terrasse pour prendre un verre. La richesse et la pauvreté dans un étrange état de proximité lointaine.
Comme je vous l'ai déjà montré, l'Argentine est souvent très mal classée par les indices de corruption. La corruption est, paraît-il, très présente. Mais la démocratie Argentine est pourtant dynamique. Chaque semaine, une manifestation passe dans ma rue. Et quand je dis manifestation… Non pas qu'elles ne réunissent systématiquement une fabuleuse quantité de citoyens, non, mais ce qui est sur, c'est qu'on les entend! Tambours, danses, vêtements de toutes les couleurs (combien de regrette mon appareil photo!)... Une bombe sonore et colorée explosant au cœur de la ville... pour bien souvent me tirer de force du sommeil (quelle idée de manifester le matin...).
La mobilisation semble « facile » à organiser. Fréquemment, des militants plantent des tentes sur la rue piétonne et clament leurs revendications. La population a la parole. Il n'y a d'ailleurs souvent que très peu de policiers pour encadrer et surveiller l'animation. Cette vigueur du dialogue et du débat est remarquable. Actuellement, les deux grands combats sont la légalisation de l'avortement et la lutte contre l'ouverture, à Uspallata, d'une mine à ciel ouvert, apparemment nocive pour l'environnement et les populations locales.
Le temps me manque pour écrire l'article que je désirais. J'aurais aimé vous parler un peu plus du Fernet, l'alcool national qui se boit avec du coca-cola, des cafards qui avec la chaleur viennent ramper entre nos pieds, des soirées à regarder allongé les étoiles sous la douceur de la nuit... Mais j'aurais surtout aimé vous parler de tout ces gens qui partent, ayant terminé le semestre. Quelques petites lignes, histoire de montrer à quel point ces liens temporaires par fatalité sont d'une importance cruciale, première, donnant à ces quelques mois une force remarquable. Comme toujours, au final, la richesse la plus importante est humaine. Les plus beaux paysages se gravent dans la mémoire, mais il n'y a que le souvenir des visages qui peut faire tomber les larmes.(wwhhhaaa!). Désolé pour cette phrase convenue et quelques peut pompeuse, mais je ne pouvais pas continuer à écrire plus à propos des voyages sans parler aussi de l'amitié. Nan mais!

Petits mots donc pour ces gens qui me manqueront, et qui font ce que cette expérience est ce qu'elle est.

Mais comme toujours, dans la précipitation du départ, je ne peux pas faire plus.

Nous nous retrouverons en Janvier.

Plus haut, quelques photos de Cacheuta, qui ne sont toujours pas de moi, et d'une de ces « soirées cinéma étranger » dont je vous parlais dans une entrée précédente.

mardi 2 novembre 2010

Suite, photos





Merci à Irina et Laurène pour les photos!

Onzième entrée, du 16 octobre au premier novembre






« Les Mexicains descendent des Aztèques, les Péruviens des Incas et les Argentins descendent des bateaux. ». Voilà un proverbe que j'ai souvent lu, ou entendu. L'Argentine est-elle en quelques sortes l'Europe de l'Amérique? Je n'irai pas jusque là. Pourtant, il y a quelques jours, je prenais une bière avec un ami Argentin, après une petit randonnée en montagne. Lui faisant part de mon projet de voyage en Bolivie et au Pérou, ce dernier me répond « C'est bien, tu dois y aller, c'est la vraie Amérique Latine, tu dois la voir ». Le soir même, je discutais avec un Argentin, totalement ivre par ailleurs. Il me racontait en titubant la pauvreté, la famine, bref, une réalité qui a disparu du sol Argentin depuis près de 30 ans selon l'OMS. J'ignore qui dit vrai, mais le plus intéressant fut son entrée, dans un délire étrange. « Moi, je suis d'origine Italienne, tu vois, comme beaucoup ici mes origines sont Européennes ». Puis « Je suis exactement comme toi ». Ce à quoi, moi et ma belle éducation bien pensante répondons. « C'est sur, mais en même temps, tu es aussi exactement comme un indien, autant que moi aussi je suis comme un indien et comme toi ». Mais les discours humanistes se marient mal avec l'alcool. Il m'a regardé perplexe avant de replonger dans un délire tout autre. Même fortement alcoolisé, ce petit discours reste assez révélateur des relations ambigües qu'entretient l'Argentine avec ses origines. Voilà une personne qui trouve en moi plus de lui même qu'en un indien partageant une partie de sa culture, de son histoire, et, bien sur, sa patrie.
C'est le problème universel de l'identité qui se retrouve ici. A la fois diluée dans une histoire complexe, elle s'affirme de manière très plurielle et, fort heureusement, rarement par le prisme du racisme ou du rejet. J'ai bien dis rarement, et non jamais. Comme partout, les préjugés persistent. Ici, les idées se développent très différemment qu'en Europe. La mémoire de la Shoa en est en exemple frappant. Il existe en Argentine, (comme au Chili peut-être, selon les écrits de Tudy), un étrange antisémitisme difficilement intelligible, entre discours étranges et opinions profondément nauséabondes. Une amie m'a confié avoir rencontré une fille adepte de Hitler et de la théorie de la solution finale. « Mais pas pour les juifs, pour les Boliviens... ». Sur Facebook, une photo d'elle embrassant « Mein Kempf ». Une autre personne me racontera aussi un dialogue avec une femme d'une cinquantaine d'années, se disant par ailleurs de gauche. "Ici les voleurs, tu les reconnais, ils sont bronzés, mais au Chili, tu ne peux pas les discerner." Comment comprendre? D'abord, en arrivant dans un pays, on embrasse une réalité infiniment plus vaste que celle dans laquelle chacun baigne dans son pays d'origine. Depuis sa naissance on évolue dans un cadre social et idéologique préconstruit par son éducation, les valeurs parentales, la localisation géographique de son habitat... En arrivant ailleurs, on a d'autres choix que de parler à tout le monde, et la diversité s'impose presque telle quelle, puisque les prédispositions sont nécessairement moins fortes. Personne ne vient nous dire qui est fréquentable ou non, quel parti politique n'est pas audible... Si peu à peu ce travail de filtrage du réel se fait, toute expérience ici doit nécessairement être relativisée.
Et l'Europe? Il existe des aprioris, bien sur, sur l'Europe. D'abord celui de la richesse. On tend à visualiser le vieux continent comme un lieu de richesse totale. On pense même parfois que la pauvreté n'y existe pas. On oublie aussi la prospérité passée de l'Argentine, quand, en 1945, l'Europe comptait ses morts. On me parle de la ségrégation Argentine comme si les banlieues Françaises étaient aussi fictives que la paupérisation, réelle, à laquelle notre pays fait face. Parfois, mais très rarement, il existe aussi un certain rejet. L'Europe jadis colonialiste est aujourd'hui, derrière les Etats-Unis, Europe impérialiste. Si ce discours demeure remarquablement minoritaire, il explique aussi les très et trop nombreux vols dont les étrangers sont victimes. On entend souvent, ici et là, les galères de certaines connaissances qui, du jour au lendemain, se retrouvent sans rien, la fenêtre de la chambre fracturée et tout les effets personnels volés. Évidemment, quand on nous demande le salaire moyen en France, convertis en Pesos... Mais c'est aussi oublier la différence des prix (quoi que relative: ici par exemple, tout ce qui est électronique est plus coûteux qu'en France, car souvent importé et taxé). Au final, dans le centre de Mendoza, le niveau de vie est plus ou moins identique à ce qu'on peut voir en France, dans les classes confortables (disons entre moyennes et aisées). La banlieue, bien sur, relève d'une problématique différente, les inégalités sont plus vastes, vraiment, qu'en France. L'Argentine ne connaît pas de pauvreté de masse. En revanche, le gouffre des inégalités est impressionnant. Il y a quelques jours, j'ai croisé une Suisse, qui se ballade de part le monde, et actuellement de part le continent. Elle est ici depuis 7 mois. Je demande comment elle finance tout ça. Elle répond que son salaire suffit. 25 ans, sans diplôme particulier, environ 45 heures par semaines et... 5000 dollars de paye mensuelle. Je la charrie un peu. Putain, quelle riche! Mais me voilà en train de commettre la même erreur que certains Argentins envers les Européens. Les prix en Suisse sont aussi plus élevés qu'en France. Bien sur, de manière globale, le pays est bien plus riche que l'hexagone, et les inégalités moindres. Elle m'affirme qu'avec 5000 dollars, parfois, là bas, les fins de mois sont difficiles. Le salaire n'est pas un indicateur à retenir. Allez, tout de même, pour faire baver nos amis les profs: en Suisse, un professeur gagne en moyenne entre 8000 et 10 000 dollars par mois. D'ailleurs, la chose est bien comprise; les Français limitrophes travaillant en Suisse gagnent moins, puisqu'ils dépensent essentiellement leurs salaires en France et selon des prix inférieurs.
Ici, en Argentine (ou l'art de passer du coq à l'âne), la grande interrogation, c'est la mondialisation. Entre danger et chance. Danger sur l'identité aussi, justement. Un Argentin m'expliquait que selon lui, la mondialisation est un risque essentiel pour la latinité, autant que pour l'identité européenne. Il faut donc protéger la belle et lisse perfection de l'Etat-Nation. L'idée y est puissante ici, on voit parfois en ce type d'État une « fin de l'histoire ». Le débat est lancé. Le problème aussi. L'État nation comme résistance à la mondialisation, c'est tout de même discutable. D'abord parce que l'idée de nation n'est pas universelle. En France, elle reste très attachée à la description de Renand (même si bon, ces derniers temps...), d'une volonté d'un avenir dans la reconnaissance d'un vouloir vivre ensemble. Et puis surtout, ce qui pose problème, c'est le concept de Mondialisation lui même. La petite gueguerre entre historiens pour savoir quand ce mouvement a commencé l'illustre bien. Au XVIième siècle en Hollande? En Grande Bretagne pendant la révolution industrielle? Avec la pensée des lumières et sa propagation? Et pourquoi la mondialisation ne serait-elle pas aussi vielle que l'homme, résultante de sa logique d'organisation sociale? On peut aussi penser que la mondialisation a commencé quand l'homme a compris le rôle essentiel de la femme dans la tribu. De nombreux travaux anthropologiques peuvent nous le laisser penser. A un moment donné, les hommes ont compris la nécessité « d'utiliser » la femme (désolé pour elle), afin de conclure des alliances ou accords de trocs avec les tribus voisines. La femme devenant élément d'échange, donc de mélange, l'humanité a commencé à sortir de sa logique de clan. C'est le premier pas de la mondialisation, la première cellule de l'entité actuelle. La suite de l'histoire n'est que l'extension de cette logique. On a longtemps cru que l'endogamie n'était due qu'a la compréhension des risques de la consanguinité. La majorité des Anthropologues réfutent aujourd'hui cela. Au contraire, le sang est souvent symbole de richesse si celui-ci est protégé de « l'extérieur ». La royauté Espagnole du 16ième siècle en a payée les frais, avec son lot de fous et de déformés. Non, l'endogamie n'est que le fruit du besoin d'échange de l'homme, et donc de son aptitude naturelle à vivre ensemble, plus par nécessité que par enthousiasme. Levi-Strauss a montré qu'une des règles universelles était l'interdiction de l'inceste, parce que cela risquait de peser sur la pérennité du groupe. Les bases de la mondialisation sont jetées. Je vous l'accorde, la finance viendra plus tard (quoi que).
En couplant cela avec le problème de l'identité, débat majeur de nos actualités, on comprend bien la problématique de l'État-Nation à long terme. Sans aller jusqu'à prédire sa disparition, comme l'a fait notre star nationale Godelier, il paraît clair que la logique d'appartenance naturelle s'effondre. On ne peut pas réfléchir ainsi, de manière systématique, pour se prononcer sur la légitimité ou non de la possession d'une terre au seul regard de l'histoire. Il faut trouver autre chose. Parce que l'argument de l'histoire ne peut que se retourner éternellement contre celui qui l'énonce. Le Tibet doit être libre, parce qu'il a été souverain avant l'invasion de la Chine... Oui, mais rien n'empêche un opposant à cette idée pourtant hautement légitime de rappeler que le Tibet n'a été libre qu'une cinquantaine d'année, avant quoi il était une partie intégrante du royaume de Chine, avant quoi il ne l'était plus, avant quoi il l'était, avant quoi... On peut faire le même petit jeu un peu partout, et dans la mesure ou nous venons tous du croissant fertile, le débat demeurera intarissable. C'est aussi en cela que l'idée de volonté partagée, de rêve commun, de projet de société, reste très importante pour la pérennité et la légitimité de l'État. Toute référence à l'ethnie, au sang, et à l'histoire est limitée. L'histoire ne sert plus qu'à expliquer l'émergence et la consolidation de cette volonté.

Trêve de conneries et de discussions sans intérêt, revenons un peu à l'Argentine, et à cette petite année. Il est difficile parfois de réaliser qu'on sait qu'on y trouve des souvenirs sur lesquels, un jour, on se retournera avec nostalgie. Le voyage, une parenthèse?
On y reste pas. On ne construit rien. J'ai beau voir des gens, parler, rire, débattre, partager ou garder... Au final, quand je partirai, je laisserai tout derrière moi, clôturant une parenthèse qui ne sera jamais rien d'autre. C'est, je pense, une chose importante à garder à l'esprit. C'est quelque chose de particulier, parce que nous connaissons l'échéance de « l'expérience » avant même que celle-ci n'est été commencée. Et pourtant, je ne peux pas prétendre vivre un rêve duquel on se réveille en douceur, avant de se servir un petit café. Bon, bien sur, il y a la langue. C'est toujours ça de pris, ou d'appris. Mais la langue n'est pas pour moi l'intérêt premier de cette année d'étude. Loin de là même. C'est aussi un facteur de frustration. On pense devenir bilingue après trois mois. C'est faux. Il y a beaucoup de Français, et je n'aurai pas la lâcheté de dire que ça m'agace, puisque c'est aussi une source de confort, à double tranchant. Mais c'est surtout qu'une langue, qu'on le veuille ou non, ça ne s'apprend pas en trois mois. Être bilingue, c'est rêver, penser, de manière naturelle, en passant spontanément d'une langue à une autre sans même s'en rendre compte. Des scientifiques américains ont démontré que le cerveau prenait au minimum cinq ans pour faire ce travail de traduction interne totalement. Bien sur, on peut rapidement tout dire, et tout comprendre si l'interlocuteur parle distinctement. Mais de là à être bilingue, à s'insérer dans une culture linguistique... Dans mon groupe de Cinéma, j'ai deux amies que je comprends très bien, sans forcer. C'est agréable. En revanche, il y en a autre avec lequel j'éprouve de grandes difficultés. Et pour cause, il parle aussi mal castillan que moi je parle Français. C'est-à-dire vite, en mâchant les mots. C'est un murmure rapide et franchement inaudible. Mais le plus frustrant, ce n'est pas ça. C'est d'abord de savoir qu'une langue se perd très vite. En discutant avec des étudiants qui effectuent une seconde année en pays hispanophone, j'ai appris que la langue se perd en quelques mois... Même si on la retrouve très vite en quelques jours de retour en immersion. La langue, quand elle n'est plus utilisée, change de « case » dans le cerveau. Elle est mise dans le grenier, et n'y sortira que si l'esprit ressent le besoin de la ressortir de là. Mais ce qui me trouble le plus, c'est surtout le rapport à la langue. Un langage, c'est la vie. C'est les idées, les sentiments. C'est la complexité aussi. Les théories, les pensées.
En parlant avec une Allemande, étudiante en linguistique, je me suis subitement rendu compte de la gravité de ce sujet.
Petit exercice pour expliquer tout ceci. Prenez une langue que vous ne maîtrisez pas totalement. Et imaginez vous devoir faire un discours. Vous voulez expliquer que votre vision de l'art ne s'appuie pas sur une analyse purement technique, mais que vous cherchez dans l'art une impression floue qui se relaie certes par la technique, mais qui trouve sa force seulement si celle-ci n'existe pas que pour elle même. La technique au seul service de la technique ne peut être fertile, car en ayant elle même pour objet, elle se déconnecte seule de l'observateur, qui lui seul possède l'impression. La technique doit donc être un simple élément qui servira à l'observateur de ressentir ce qui préexiste en lui. C'est donc qu'une œuvre n'exprime rien. C'est l'observateur qui lui donne un sens, en se reflétant lui même dans l'objet.
Bon, bien sur, ce petit exemple n'a pas de sens, hein! Ce serait une insulte aux parnassiens de « l'art pour l'art », et le mec qui dirait que Théophile Gautier est un abruti paraîtrait un peu étrange.
Mais voilà! Imaginez vous devoir expliquer ceci dans une autre langue que vous ne maîtrisez pas parfaitement. Je vous jure que vous y arriverez. Par approximations, en joignant le geste à la langue, avec vos expressions du visage. En piochant dans votre vocabulaire restreint des mots proches mais qui ne correspondent pas totalement au registre de votre propos.
Vous y arriverez, mais vous resterez frustré, parce que l'idée que vous vouliez émettre n'est plus qu'une diarrhée mentale informe dans laquelle on tire mille fois moins de choses que dans l'idée telle qu'elle préexistait dans vos pensées. Du bel objet de votre pensée ne reste plus qu'une masse floue.
Combien d'années sont nécessaires pour pouvoir transmettre un discours ayant, une fois émis, la même complexité que lorsqu'il préexistait dans votre crâne? Même en Français, il est très difficile, surtout spontanément, de fluidifier et de restituer la richesse de la pensée. On se contente donc de simplifier le tout et de servir la ratatouille.
Si le Français venait à disparaître, rendez-vous compte combien d'idées, de pensées, de réflexions audacieuses et peut-être révolutionnaires seraient perdues simplement parce que ceux qui les possèdent ne pourraient plus fidèlement les restituer? C'est justement ce sur quoi travaille cette Allemande. Comment protéger les langues dites minoritaires? C'est ici un des défis premiers de la mondialisation. En effet, elle ne sera bénéfique que si elle rime avec diversité.
Il faut continuer à apprendre les langues et à traduire les œuvres. Et vite. En France, dans l'enseignement supérieur, on lit trop de textes en anglais parce que les articles ne sont pas traduits, ou trop lentement (parfois, on attend plus de dix ans!). Ils restent donc sous le monopole des quelques étudiants privilégiés qui maîtrisent la langue, dans les couloirs des IEP, ENS, écoles d'ingénieurs et autres. Il faut que les Anglophones, eux aussi, traduisent nos textes. Il faut défendre la plus belle des créations de l'intelligence et de la raison de l'homme. Ses langues. A l'heure ou les débouchés littéraires manquent, il est grand temps de soutenir la création humaine.
Mais alors attendez, ne serait-il pas plus simple de parler une seule langue, universelle, que tout le monde maitriserait parfaitement? Tout serait plus rapide! Les idées circuleraient à grande vitesse!
Seulement voilà, la langue est un esprit. Elle modèle la pensée. Il y a des choses que nous ne pourrons jamais fidèlement traduire.
Dans « 1984 », Orwell pose une idée simple, mais absolument extraordinaire. Si l'on supprimait certains mots d'une langue, l'homme serait-il capable, intuitivement, de ressentir le signifié? (En linguistique, le signifiant est le mot, et le signifié ce à quoi il se rapporte). Pourrais-je ressentir la liberté si je ne connaissais pas le mot? Pourrais-je ressentir l'équité? Pour Orwell, non. Imaginez un monde ou le mot « liberté » n'existe pas. Ou on ne l'entend jamais à l'école. Ou les nos parents ne nous l'apprennent jamais, eux même l'ignorant.
Chaque langue construit sa manière de raisonner. L'anglais est très descriptif. Le Français très métaphorique. Un professeur d'Anglais me racontait il y a deux ans qu'il préférait lire les philosophes Français en Français que dans leurs traductions Anglaises. Le sens ne peut jamais totalement survivre à la traduction. A bien y réfléchir, on remarque d'ailleurs que la philosophie Anglaise est à l'image de la langue. Descriptive et technique. Très pratique. (Hobbes, Locke...). Les philosophes Anglais sont longtemps restés assez indifférents à la métaphysique, parce que la langue ne correspond que peu au sujet. Et l'inverse est aussi vrai. Bien sur, de nos jours, avec la traduction justement, c'est bien moins le cas. La mondialisation des langues et des idées a permis aux pensées de se décloisonner.
Les esquimaux ont plus de cinquante mots pour désigner la neige. Selon sa solidité, sa couleur, sa résistance. C'est une découverte Anthropologique qui ne date pas d'hier, mais une trouvaille de premier plan. Les esquimaux ne perçoivent donc pas l'environnement comme un Malien. Là ou le Malien voit du blanc, l'esquimau voit plusieurs neiges. Il faut préserver les langues. En apprendre, sans jamais en oublier. Plus il y en aura, plus on les apprendra et les traduira, plus on pourra manipuler des idées riches et complexes. Et ce, sans même parler de littérature. Le rapport entre les langues en littérature est encore différent. Par exemple, on sait maintenant que la traduction de Edgar Allan Poe par Baudelaire est mauvaise, approximative, et parfois erronée. Pourtant, jamais elle n'a été retravaillée, parce que Baudelaire en traduisant le texte a réussi, à ses dépends, à recréer une atmosphère et une âme. Ultime paradoxe, ces dernières années, des traducteurs ont « retraduit cette traduction »... en Anglais!

Ce petit appel étant fait, je peux vous raconter l'issue des fameuses élections étudiantes et notre petit voyage dans la belle « valle de la luna », ces derniers Vendredi, Samedi et Dimanche.
Les étudiants ici, vous le savez, sont très mobilisés par le débat politique. Une petite dizaine de partis, aux différences parfois minimes, se querellent ce mardi 19 octobre dans les urnes. La fac est en ébullition. La veille, les derniers tracts et les derniers discours. Dans la classe d'Idées Politiques de l'Amérique Latine, ils défilent à tour de rôle. Le cours ne durera que quelques minutes, hachées par les multiples interventions.
Le soleil se couche sur le campus. Assis sur un petit muret en pierre, on discute avec une argentine qui nous explique les nuances entre les différents partis. C'est loin d'être évident. Vient le moment du dépouillement, qui durera plus de 3 heures. Nous rentrons dans le hall, pour assister à ce spectacle surprenant. Une foule compacte remplit l'espace, agglutinée autour du tableau sur lequel on inscrit en temps réel les résultats. Impossible de saisir ce que me crie ma voisine. Les chants partisans, les tambours qui ne cessent de vibrer rend l'atmosphère électrique. Et des drapeaux partout, rouges, avec la faucille et le marteau. Bleus, avec le visage d'Eva Peron, Jaunes, Violets... On jette en l'air les tracts restant, après les avoir découpés en petits morceaux. Le sol disparaît sous les débris. Des bouteilles de vin circulent. Dehors, des étudiants allument de petits feux d'artifices. C'est un bordel immense. J'ai du mal à imaginer le nettoyage à venir. Loin du calme de l'enseignement supérieur Français, dans cette petite fac de sciences politiques et sociales, on a l'impression de jouer le destin du monde. La vigueur Argentine m'impressionne. Une fois de plus, je suis sous le charme.
Vite, un rapport de force se dessine. La Walsh, les péronnistes, sont au coude à coude avec la Franja Morada, démocrates-sociaux, et parti le plus «à droite ». L'ensemble des militants, tout partis confondus, chante en cœur des insultes contre ses derniers. La victoire sera péronniste, la Walsh devenant le premier parti de la faculté. Le vainqueur de l'an passé, DALE, est battu. Les rumeurs concernant leurs relatifs soutiens à la tentative du coup d'état en Équateur, démenties, les ont desservi.
Le soir, j'accompagne une amie au siège de la Franja Morada, en ville, dans les locaux du Parti Radical National. On y fête la défaite. L'ambiance n'y est pas. On mâche ses regrets. Dans une salle, je vois une dizaine de militants, abattus, allongés par terre en silence. A trop y croire...
Le lendemain, mes amies de la Walsh sont resplendissantes. Le malheur des uns... Le hall est comme neuf, et les affiches aux murs ont disparu.

La semaine passe doucement, les partiels s'enchaînent et les cours aussi. Souvent soporifiques, avec des profs vraiment accessibles et sympathiques, parfois avec de vrais enfoirés. Et le vendredi matin, nous prenons le bus pour la « valle de la luna ».
Deux heures pour gagner San Juan, puis quatre heures pour San Augustin de Valle Fertil, une ville de 4200 habitants à une heure du parc national, reconnu patrimoine mondial par l'UNESCO.
Notre petit groupe de Français, Mexicain, Allemand et Espagnol débarque dans la petite ville. Le goudron est usé ou absent, les maisons sales et poussiéreuses. Certaines sont détruites. Les petits magasins sont étrangement vides. On y trouve pas grand chose. Le décalage avec le faste de Mendoza est saisissant. Oui, l'Argentine est terre de contraste. Entre la capitale provinciale semblable aux grandes villes européennes, et ses petites villes pareilles à celles qu'on voit dans les reportages, ou un baroudeur moderne nous entraîne dans ses voyages exotiques.
Le lendemain, je me promène au hasard des rues, histoire de mieux constater l'étendue des inégalités qu'affronte l'Argentine. A mon retour dans l'auberge, nous partons pour le parc. Une heure de route dans un désert. Je discute un peu avec le chauffeur, de la corruption des politiques et du péronnisme (décidément). Ce parc est une usine à touristes. On y pénètre qu'en voiture, en suivant celle du guide, selon un itinéraire strict, avec cinq arrêts pour approcher les sites remarquables. On paye cher l'entrée, 35 pesos pour les résidents (nous), 70 pour les touristes. Reste que le paysage est d'une beauté incroyable, d'une sécheresse totale, d'une étendue vertigineuse. Un dépaysement total, entre collines érodées d'une étrange blancheur, entourées de hauts plateaux de terre rouge. Une autre planète. On marche sur la lune, sous un soleil de plomb. Une fois encore, je reste émerveillé par ces lieux inédits, loin des paysages Français. Je savoure ce petit goût de lointain.
Le soir, nous décidons d'aller dans l'unique « boite » de la petite ville. La clientèle est populaire, en tout cas plus qu'a Mendoza, et nous faisons figure de curiosité. Les filles dansent, et les mecs ne cessent de venir nous demander l'autorisation de faire quelques pas avec elles. Je bouillonne. Ça m'énerve. Je ne suis pas habitué à ce qu'on viennent me demander ça, moi qui ne suis personne pour décider à leurs places. Ici encore, la différence de perception est nette. Ce qui est ici signe de politesse et de respect des habitudes (je n'irai pas jusqu'à dire des coutumes), peut être en France considéré comme un comportement un peu machiste, envers les « femmes chasses gardées ». Au début, je pensais qu'on me demandait juste si je n'étais pas le compagnon d'une d'elle. Mais en réalité non, on m'a demandé à 4 reprises la « permission ». Après avoir fait le con quelques minutes sur la piste, faute de savoir danser, je m'en vais boire une bière. A cinq heures, l'établissement ferme ses portes. Nous rentrons en stop, écrabouillés à 7 dans la voiture. Une soirée rafraichissante se termine.
Le lendemain, nous regagnons Mendoza, avec de belles images en têtes et de beaux moments au cœur. En arrivant à San Juan, nous remarquons que le fast-food dans lequel nous avions mangé la veille est fermé administrativement pour raisons sanitaires. Je suis toujours vivant.

Ici, la vie continue. De petits rituels agréables se mettent en place. Par exemple, celui du cycle de ciné. L'idée de quelques étudiants étrangers. Une fois par semaine, on se retrouve dans une maison, avec quelques bières et des trucs à picorer, pour regarder un film provenant à chaque fois d'un pays étranger, proposé par un étudiant en Intercambio. Façon originale de présenter sa terre natale. Des moments sympas à chaque fois, dans un petit espace rempli de diversité.

La vie continue, mais parfois s'arrête. C'est le cas aujourd'hui, ce mercredi 27 octobre. Jour de recensement. Interdiction de travailler. On reste chez soi pour attendre le recenseur. Tout est fermé, et la ville est étrangement silencieuse. Sauf en bas de chez moi. Une foule est amassée, drapeaux en main. Visage de Péron et de Evita partout. Le cortège est silencieux. Nestor Kirchner, ex président et mari de l'actuelle chef d'État est mort. Lui qui se voulait candidat péronniste en 2011... La suite s'annonce plus compliquée que prévu, et les conflits de succession se profilent à l'horizon. Et la revoilà, cette Argentine scindée en deux. Certains murmuraient que Kirchner ne passerait pas. La corruption agace. Le manque de transparence aussi. Le deuil national est moins puissant que je l'aurais pensé. Le lendemain, mis à part quelques affiches de remerciement aux murs, la mort de l'ex leader est discrète. Il était pourtant populaire.

Et au milieu de tout ça, je commence à préparer mon petit voyage en Pérou et en Bolivie. Monter jusqu'au nord de l'Argentine, passer la frontière. Aller vers La Paz, puis de là, gagner Lima. On en reparlera.

Les argentins ne sont pas spécialement au courant des petites nouvelles du monde. Mais cette fois, l'écho des manifestations Françaises et des pénuries de carburant ont gagné ce grand pays. J'assiste à ce débat de l'extérieur. Dernièrement, je mangeais avec une amie Française dans la cuisine de l'hôtel ou elle vit. On nous appelle. « Venez voir à la télé, vite, c'est la France! ». Le ton est pressant. Je me demande ce qu'il se passe. Ce n'était qu'un reportage sur les blocages de raffineries. Les Argentins sont impressionnés. Habitués à manifester, bloquer les raffineries n'est pas dans leurs habitudes. En même temps, dans un pays sans chemin de fer, ce serait le chaos.

Le débat sur les retraites me gêne. Je le trouve d'une complexité abyssale. D'abord, comment croire qu'une réforme s'impose dans sa forme, comme s'il n'existait qu'une seule solution. N'importe quelle étude de politique publique souligne que « l'obligation » n'existe pas. Il n'y a jamais une seule réforme applicable. Tout acte politique est le fruit d'une idéologie, d'une manière de voir le monde et la réalité. C'est ce qu'on appelle un référentiel. Mais une réforme, c'est surtout le produit d'une lutte interne, d'influence et de pouvoir au sein même de l'administration. Non, rien ne s'impose jamais. Et c'est mentir de dire que seule cette réforme est possible. Une réforme, c'est toujours un petit peu d'idéologie. La politique purement pragmatique n'existe pas.
En revanche, il ne faut pas tout confondre, cette réforme n'est pas un « coup d'État de la majorité présidentielle ». On ne peut pas reprocher au président de faire une réforme initialement non comprise dans le programme présidentiel. Cela reviendrait à supposer que la réalité économique au moment de l'élection est nécessairement appelée à rester la même les cinq années durant. C'est faux, il est normal, et heureux, que l'exécutif est une marge de manœuvre plus vaste que celle donnée par son seul programme de campagne, inscrit dans un contexte qui ne peut nécessairement rester le même. Néanmoins, on trouve aussi ici les limites de la communication présidentielle. Tout n'est pas possible, que l'on soit ensemble ou non, et en affirmant qu'il ferait tout ce qu'il promettait, Sarkozy a lui même délégitimé de sa propre action. C'était une abération politique d'une triste logique communicationnelle. De la même manière, faire passer la réforme par un vote bloqué au sénat n'a rien d'un coup de force... Cela étant possible au regard de la constitution, ce n'est pas un argument pour exiger le retrait. Ou alors, c'est la constitution qu'il faut amender.
Mais le problème réel, n'est pas là. C'est ce décalage, préoccupant, que l'on retrouve entre le peuple et ses représentants. Comme durant le vote de la constitution européenne, il semble bien que les députés ne réfléchissent pas selon les mêmes paradigmes que leurs électeurs (à condition que la majorité des Français soit contre la réforme, ce qu'indiquent les sondages). D'où la question, éternelle: Dans quelle condition la rue a t-elle un rôle démocratique, et ou est la limite entre l'expression d'un droit et un coup de force désobligeant? C'est aussi la question de la démocratie elle-même. Vote-on pour voir nos idées représentées, ou vote-on pour envoyer des spécialistes qualifiés, expérimentés, professionnels, trouver des solutions à des problèmes que le citoyen lambda n'est pas en mesure de résoudre?
Impossible d'y répondre pour ma part, je n'ai pas cette prétention. Mais toutefois, certaines choses restent à souligner. D'abord le rôle toujours indispensable de l'éducation. C'est le seul et unique moyen de permettre un vote cohérent avec sa pensée individuelle. Moins l'homme est instruit, plus il délègue son pouvoir de gouverner. Ce fossé entre le peuple et son élite est problématique, parce que c'est la nature même de la démocratie qui est remise en question. C'est aussi en cela que l'acte de manifestation est pleinement légitime. Une démocratie ne se résume pas au système institutionnel. Qu'une mobilisation oblige matériellement un gouvernement à faire marche arrière est une chose heureuse dans une démocratie. Le peuple doit toujours être en mesure d'imposer son opinion. Mais s'il se trompe? S'il est dans l'erreur? N'est-il alors pas mieux qu'un gouvernement s'entête, justement au nom du bien des représentés? Ici encore, la seule chose à souligner est le rôle de l'école et de la raison, seuls remparts contre l'erreur de masse, même si aucun rempart ne peut garantir cette totale sécurité. Alors l'opinion aura raison d'avoir tord, pour reprendre je ne sais plus qui. A elle alors d'assumer ses choix, sa responsabilité surplombant alors celle de son gouvernement. C'est cruel, mais c'est le prix de la démocratie.
En ce qui concerne la question des retraites, les manifestations ont le mérite de promouvoir des alternatives, et donc un débat. En cela elles sont saines. La seule véritable issue serait désormais le lancement d'une discussion ouverte, paritaire et nationale, s'ouvrant sur un référendum final. On ne peut pas user à tord et à travers de cette procédure. Mais elle me semble ici justifiée.

On nous parle de pénibilité, mais comment peut-on la mesurer? Je veux dire, si on peut partir à la retraite à 60 ans moyennant X% d'incapacité, comment peut on déterminer ce qu'est « X% d'incapacité ». A 60 ans, il est normal d'être X% moins productif qu'a 30 ans. Alors, comment faire? Selon quelles logiques et quelles grilles de lecture? Personne n'en dit rien, et cet élément de la réforme actuelle me semble être une vaste supercherie. Dans les faits soit elle profite à tous (à 60 ans, il est normal d'avoir X% d'incapacité, comparé à ses 30 ans), soit à personne (si on mesure ces X% par rapport à ce qu'on attend d'une personne de 60 ans, ce qui est difficilement envisageable). Je ne crois pas tellement à l'idée de pénibilité. Elle est difficile à mettre en place, et ouvrira de toute manière sur de nouveaux débats interminables (impact du stress sur la santé, suspicion de privilégier certains...).
Ensuite, et de manière plus problématique, il est évident que le mécontentement hexagonal est la conséquence d'un tout, d'une usure du sarkozysme, et d'une réaction aux derniers évènements. La France était une cocotte minute. Il y a dans tout peuple une phase d'acceptation, qui dure plus ou moins longtemps selon divers déterminants. Aujourd'hui, cette phase est terminée. Ces grèves sont bien sur autant contre le pouvoir que contre la réforme. En ce sens encore, elles sont totalement démocratiques. Il y a eu assez d'attaques contre les bases idéologiques de notre système pour justifier la situation. Bien sur, il y a ceux qui ne manifestent pas. Ceux qui « souffrent » des mouvements sociaux. Mais on ne peut taire qu'une démocratie est aussi un rapport de force constant, ou chaque acteur tente de grossir son rôle respectif. C'est le jeu de la démocratie, et le but de l'élection est justement de réguler ce rapport de force, en plaçant les urnes devant les armes. Elles permettent l'équilibre entre la légitimité de la rue et celle du pouvoir institué. Et jusqu'à preuve du contraire, cet équilibre, qui penche alternativement d'un coté ou d'un autre, n'est en France pas brisé.

Oui, il faut réformer les retraites. Pour l'avenir. Aussi pour conserver notre bonne cote auprès des agences de notations, ce triple A qui nous permet un endettement peu coûteux. C'est essentiel. Mais ce débat doit aussi embrasser les premiers concernés, à savoir les travailleurs et les jeunes. Et s'il y a des efforts à faire, on est en droit d'attendre que tous aient à le supporter équitablement. La suppression du bouclier fiscal, et la taxation des plus hauts revenus est chose nécessaire. D'abord parce qu'il n'ont jamais été aussi privilégié dans notre toute récente histoire, ensuite parce qu'un impôt ne doit pas être progressif selon les revenus, mais égalitaire au regard du coût réel du « don à l'État » sur le niveau de vie. Un homme gagnant 1000 euros et donnant 100 euros d'impôts en souffrira infiniment plus qu'un qui gagne 100 000 euros et donnant 10 000 à l'État. Pourtant le ratio est le même. La vraie égalité est celle du coût réel de l'impôt sur la vie quotidienne.

En regardant le zapping de canal, je suis tombé sur un philosophe qui, je crois, à bien compris l'essence de malaise actuel. Il soulignait l'importance du temps et du vivre. « Le rythme humain n'est pas celui d'une machine. Il ne faut pas vivre dans cet état constant de panique, ou le réflexe vient remplacer la réflexion ».