vendredi 3 juin 2011

Quatorzième entrée, du 2 Mai au 3 Juin.

Petit, je me voyais sauver le monde. Courir de par les continents, au fond des volcans, survolant les terres dans un bombardier ennemi, sauter en parachute et peu à peu devenir une légende pour l'humanité. Mon imagination n'avait que peu de limites. J'étais le dieu de ma propre histoire, que je construisais sur ma grande balançoire. Mais le temps est passé. J'ai continué à grandir, sur les bancs d'école. J'ai continué à murir, dans la tourmente du collège. Mes rêves impossibles y ont disparu. Mais mon imagination, tout en conformant davantage au réel, ne s'est pas tarie. Peu à peu, et à mesure que la complexité du monde s'ouvrait devant mes yeux, je me suis vu dans une jeep, traversant les steps d'Asie, les déserts d'Afrique, courant dans les bidonvilles sahariens. Mon imagination infantile c'est fondue dans un contexte géopolitique dans lequel je me débattais contre les grandes injustices mondiales. J'ai conservé au fil des années ce lien entre ma jeunesse française et mes passions humaines. Sans scrupule, je dessinais un ordre mondial simpliste dans lequel j'avais le bon rôle, celui qui meurt pour une idée en s'opposant à ceux qui vivent pour l'argent.

Le monde était cupide et faux et moi, à coup de belles pensées, je le dominais d'un regard vengeur, comme celui qui, du haut d'une colline, défis la civilisation étalée à ses pieds. Mais je restais dans ma petite ville de banlieue, fumant des pétards avec mes potes. Je crachais contre un ordre ou je savais être à la bonne place. Je l'ai toujours su. Mais adolescent, j'avais en mon cœur toutes les raisons du monde d'être dans le camp des gentils, parce que la torpeur de ce qui est n'avait pas encore imposé sa loi. Parce que je n'avais pas encore le doute de ma propre existence à venir, et que l'expérience de la vie commençait à peine à me tordre le coup, m'obligeant à courber l'échine devant les évidences d'un réel si gigantesque. Je construisais mes opinions, mes schémas, mon idéal indiscutable. Et parce qu'il était indiscutable, c'était une dictature de la pensée, condamnée à s'effondrer face à l'épreuve du temps. On ne peut vivre avec sa seule utopie, puisque justement on y demeure seul.

Puis, mon baccalauréat dans la poche, j'ai du me déraciner de mes propres évidences. J'ai découvert effaré la complexité de la réflexion, son labyrinthe décourageant. J'ai vu tomber toutes les convictions pour lesquelles je m'estimais vivre. En grandissant, j'ai du faire face à ma lâcheté, à ma saleté, et à celle des autres. Le sexe, l'ambition, la recherche du pouvoir... Autant de démons qui emportent les douces certitudes des années passées. Je voyais tant de mes anciens camarades tomber en ces folies... Comme un forcené, je me suis jeté dans l'amitié, certain qu'ici, au milieu des verres d'alcools et des discussions animées, je trouverai parmi mes pairs une protection éternelle contre la stupidité de ceux qui ne vivent que pour écraser les autres, dans un monde ou il faut exister à tout prix. J'ai alors développé une amertume considérable contre toute personne charismatique, les meneurs de cours de récré, ceux qui dédiaient chaque seconde à la recherche d'une femme à baiser dans de sombres soirées, seule manière pour eux de se juger comme digne d'être écouté. J'ai détesté les femmes d'ainsi entrer dans ce jeux, et haïs encore davantage les plus belles d'entre elles, qui utilisaient leurs atouts naturels pour se construire une notoriété, détruisant ainsi des années de combat pour l'égalité des sexes. J'ai toujours considéré que le féminisme consistait à montrer l'absurdité des comportements masculins, et non pas à les imiter. Mon cœur souffrait d'un manque cruel de modèle, de ne jamais rencontrer mon semblable, capable de porter cet idéal pour lequel la nuit je peinais à trouver le sommeil.

Et années après années, la vie s'amusait davantage à m'arracher les derniers espoirs de trouver un jour la paix intérieure. J'ai compris que toute l'existence n'était que la longue route de la recherche de ce bien être profond. Moi qui croyais le trouver en devenant adulte, je me retrouvais soudainement aux premiers pas de cette longue randonnée. La vie est d'une difficulté mortelle, parce qu'elle nous force à interagir avec autrui, celui qui donne à un sens si différent aux choses. Cette idée devenait obsessionnelle. Si chacun est persuadé d'avoir raison, comment construire un ordre sans imposer ses vues? Comment trouver la concorde, fondement du vivre ensemble? En devenant adulte, j'ai compris que cet idéal que je portais enfant ne pourrait se réaliser autrement que par la force, le coup d'état, la négation de la liberté et du bonheur de tous. Je crois que c'est ainsi que mes préoccupations existentielles d'adolescent se sont peu à peu transformées en une réflexion politique.

Et un jour, la nouvelle est tombée. Je pars en Argentine. L'amérique latine. En ces terres ou se concentrent toutes les passions humaines, en ce concentré explosif de l'histoire du XX ieme siècle, j'allai renouer, de gré ou de force avec cette image de l'héroïsme qui brulait en moi durant mes jeunes années. Je suis arrivé à Buenos Aires pessimiste. Tout était si compliqué. Les sphères se mélangeaient, et les maux universels que je combattais dans mes songes quand j'étais enfant n'étaient plus que des malheurs nécessaires à la marche pénible du monde. Comment moi, qui ai toujours tout eu, allai-je pouvoir dénoncer le malheur de ceux qui vivent la nécessité, sans devenir un homme terrible d'hypocrisie et d'idées bien pensantes? Volontiers provocateur à ces propos, j'étais devenu un vieux con avant l'heure. J'étais celui qui avait lâché les armes devant la réalité. J'avais abdiqué devant le monde. Je n'étais pas mauvais, mais l'aigreur de l'existence avait fait de moi un technicien sans âme, sans cœur, abondamment pragmatique. Vivre, c'était ne rien montrer, faire son chemin et ses combats en silence. Trop crier, c'était se lancer éperdument dans une bataille contre tous. J'admire toujours les politiques, ceux qui acceptent de se lancer dans l'arène et passer leurs vies à se battre, subir l'admiration de certains, et la haine de beaucoup. Jamais je ne pourrai prendre cette voie. Je n'en ai pas les épaules. Et si, enfant, le bonheur c'était pour moi se battre contre la maladie, la guerre et la famine dans le monde entier, au volant d'un véhicule humanitaire, je le fais désormais rimer avec tranquillité, dans une maisonnette au bord de la Loire, lisant un bon bouquin avec un bon whishy à la main.

Mais il me restait aussi cette lueur, cette étincelle. Je vous parle d'une lumière qui est aussi la votre. Ces pensées enfouies surgissant sans raison, cette indignation inexplicable qui nous étrangle parfois. Brassens à tord. Il n'y a en réalité rien de plus plaisant que la perspective de mourir pour une idée, certainement parce que c'est la seule façon de donner sens à la vie, qui de manière absolue et malgré tout n'en a aucun. C'est un coup de l'esprit contre le vide des choses. C'est un comportement contre nature qui nous défini pourtant. Un chien ne meurt pas pour une idée, au mieux il se sacrifie pour défendre sa meute, sans lier ce geste à un idéal. Il le fait justement par instinct. Nous autres, les hommes, mourront pour des idées, belles ou terribles. Et ainsi nous créons un sens. Renier cela, c'est renier l'homme.

Ici, en Argentine, j'ai découvert un monde que je ne connaissais pas, mais que j'imaginais en fait sans difficulté. Mon univers en a encore gagné en complexité. J'ai tenté de vous en faire part tout au long de ce journal. Mais étonnement, le goût de l'idéal m'est revenu. J'ai compris l'importance du combat. J'ai retrouvé le rôle prédominant de l'idéal et de l'utopie. A trop vouloir expliquer le monde tel qu'il est effectivement, on obtient un objet si complexe qu'il devient impossible d'envisager militer pour une cause, car cela reviendrais fatalement à rejeter certains aspects de la réalité. Aujourd'hui, l'intellectuel n'est plus engagé car l'on voit d'un œil méfiant le militant qui par son activité refuse de voir le monde dans son intégralité. Ce qui est pourtant impossible. Le réel est insondable, et contre cet état de fait, la seule échappatoire est de se battre pour une vision. Kant avait raison. Il nous faut être entier, il nous faut être persévérant, il nous faut sacraliser sa morale et s'en tenir comme un ascète. Cela doit passer par deux choses: l'écoute de l'autre, car bien souvent l'on se trompe. C'est aussi la seule manière d'aiguiser nos arguments, de développer nos idées, puisque le débat en montre les insuffisances. Enfin, ce combat ne peut qu'avoir lieu dans l'étroit cadre de la politique, sans quoi le débat ne serait plus pacifié. Il deviendrait raison du plus fort et guerre civile.

C'est ainsi qu'il nous faut discuter, s'engueuler et se pardonner.
Soyons des Hommes, pour changer.