vendredi 13 mai 2011

Treizième entrée. Du 28 Novembre au Premier Mai.






C'est avec difficulté que je reprends la rédaction du journal des Andes. Difficulté de trouver le temps et la motivation nécessaire de se pencher à nouveau sur un projet prenant la poussière, mais difficulté aussi de retourner dans le vif du sujet: le temps occulte les détails qui, sur le moment, paraissaient essentiels.

Retournons donc à la fin du mois de Novembre. La chaleur s'installe sur Mendoza et avec mon énorme sac sur le dos, je quitte la ville avec Pauline, direction Salta, le nord de l'Argentine. Je troque l'opulence de Mendoza pour l'humilité de cette région, qui, à l'opposé d'Ushuaia, s'ouvre sur la Bolivie voisine. A partir de Salta, nous parcourons une série de villages, plus ou moins gros. Bien loin de la très européenne Buenos Aires, nous sommes en Bolivie avant l'heure. Le costume traditionnel est omniprésent, on chique la feuille de Coca, et les routes s'étendent dans les hauteurs des Andes, souvent à plus de 3000 mètres. Le nord de l'Argentine est aussi une région pauvre. Les rues sont poussiéreuses, et l'asphalte un luxe. Les prix chutent. Dans les auberges, nous croisons tout un petit monde qui revient de la Bolivie, nous chante ses beautés et nous conte ses petites aventures.
J'écoute le Brésil, ses rivières amazoniennes, les déserts boliviens, et la lointaine Colombie qui semble enchanter de nombreux Français qui longent le continent du nord au sud, du Mexique jusqu'à Ushuaia.
Un Français, vivant en Guyane française, projette d'atteindre la Patagonie avant la fin du mois de Janvier. Un autre se contente de randonnées dans les hauteurs des Andes alentours... Autours de nous, des paysages immenses qui s'étendent sous un ciel uniformément bleu. Des montagnes couvertes de cactus de plusieurs mètres. Et le sol, rouge. Je suis surpris par la beauté des lieux. Un jour, nous partons en bus, atteindre un village trônant à plus de 4000 mètres. Un étrange air népalais. Et un panorama réellement ahurissant. C'est la journée mondiale de lutte contre le Sida. Sur la petite place, des bénévoles distribuent des préservatifs et un petit livret d'information, que l'un d'eux me tend fièrement. Le SIDA, en voilà aussi un combat universel qui rapproche un monde infiniment plus fracturé que le propose bêtement la carte postale idiote du « village mondial ».
Sur les portes des maisons, je vois partout des autocollants « Je me suis fait référencer ». Si ce petit village perdu semble former un monde cohérent, l'Etat reste présent, tout comme le drapeau argentin. Plus qu'en Europe, c'est bien lui qui permet, face aux distances ahurissantes et aux reliefs, d'unifier un territoire. Pensez donc aux Indiens de Guyane française qui, pour voter, parcourent, avec le sens du devoir, les fleuves durant des heures pour atteindre les bureaux de votes. Quelle entreprise serait assez folle pour apporter le courrier dans ces petits villages français amazoniens? Pour quels profits? Loin de la dialectique de diabolisation de l'impôt, c'est bien les contributions citoyennes qui permettent aux hommes, dans les terres les plus reculées, à des milliers de kilomètres de la Métropole, de bénéficier des mêmes droits.

Petit à petit, nous progressons vers la Bolivie, le fantasme qui me poursuit depuis que je suis en Amérique. Au passage, nous grimpons sous un soleil de plomb sur le sommet d'une ancienne ruine inca. Contre le vent brulant, nous observons un territoire immense, écorché. Au milieu des Andes, j'observe médusé cette vue incroyable. Je me vois grain de poussière dans l'étendue infinie, et ressens ce sentiment classique de la petitesse de l'homme face à la nature. Le cœur battant, je me ravis de ressentir ce délicieux sentiment.
Nous quittons quelques jours plus tard la Quebrada de Humauaca, ce chemin qui mène à la frontière. Nous retrouvons Axel, un ami qui nous accompagnera en Bolivie. Un bus nous mène à la Quiaca, ville frontière. Une manifestation de paysans bloque le passage. Nous devrons continuer à pieds. Ils manifestent pour disposer de terres. C'est un combat que le continent connaît bien, et qui fut une des premières justifications des mouvements révolutionnaires d'Amérique latine, qu'évoque déjà le Che dans son journal de voyage, rédigé bien avant le début des événements que nous lui connaissons. Les récentes crises alimentaires africaines, elles aussi, posent cette question difficile, celle de la cohabitation nécessaire entre l'économie et l'homme, entre la logique commerciale et le droit des hommes de vivre en disposant d'eux mêmes.
Nous arrivons à la frontière. De l'autre coté de la route, derrière un grillage, nous voyons une étonnante colonne humaine. Des centaines d'hommes, le dos écrasé d'énormes sacs, font des aller-retours entre l'Argentine et la Bolivie. Les formalités administratives faites sous le portrait de Morales, nous faisons nos premiers pas en Bolivie.

Villazon, c'est le coté Bolivien de la ville-frontière. C'est aussi une zone franche, où les produits en ventes sont détaxés. Un véritable bordel. Nos pesos argentins deviennent pesos boliviens. Axel change son sac militaire pour un sac de randonnée flambant neuf. En quelques pas, notre pouvoir d'achat a été pratiquement multiplié par 10. La Bolivie est le pays le plus pauvre du continent. Sans accès à la mer, entre la moiteur de l'Amazonie et l'altitude des Andes, le pays est secoué par de multiples secousses politiques parfois violentes. Entre les pro et les anti-Morales, premier chef d'État indigène de l'histoire de l'Amérique, le combat fait rage. Pays paysan, minier, me voilà en position de bourse ambulante, roi du pétrole, millionnaire, opulent, parce que je suis né ailleurs.
Nous nous rassasions pour 1 euro, dans un restaurant bon marché, avant de partir pour Tupiza, ville de départ pour passer 4 jours dans le sud Lipez puis le fameux désert de Uyuni. Si les terminaux de bus des grandes villes argentines sont remarquablement entretenus, c'est une autre affaire ici. Tout est vieux et usé. Nous rencontrons Marco, un Italien. Il vient à l'instant de se faire voler son sac qu'il avait posé à terre. Il nous suivra à Tupiza. Le bus est des plus inconfortables, les sièges souvent cassés. A chaque village, des marchands ambulants nous proposent des empanadas, glaces, et tout le nécessaire pour choper une chiasse de la mort. Prudent, je n'en prends qu'une bouchée. La piste est poussiéreuse, nous sommes secoués dans tous les sens, dans un paysage désertique des plus étonnants. Nous croisons des ouvriers travaillant à la viabilisation des pistes. Une de nos roues crève. En quelques minutes, nous repartons. Personne ne s'étonne. C'est une habitude. Mal entretenus, les bus tombent souvent en panne, et parfois, les conséquences de ces dysfonctionnements sont autrement plus dramatiques.
Quelques bières, un repas, un tour en ville. Marco nous suivra pour le désert.

Une jeep, un guide et une cuisinière nous accompagnent pendant le voyage. Le sud Lipez est un lieu magnifique. Dans les hauteurs andines, parfois à plus de 5000 mètres, nous écartons les bras face aux vents, le regard plongé sur d'immenses vallées interminables. Les jeeps, remplies de touristes, s'arrêtent régulièrement pour permettre aux visiteurs d'observer vigognes et flamants roses. Souvent, nos accompagnateurs échangent en Quechua, sans doute pour que nous ne comprenions pas. Nous sommes bel et bien clients. Après tout, que pourrions-nous être d'autre? Le tourisme est une activité en expansion, et régulièrement, nous devons payer pour continuer notre chemin. L'entrée dans les parcs nationaux n'est pas comprise dans le prix de l'excursion. Bien sûr, cela attise notre mécontentement, même si encore ici, l'attitude à adopter est délicate. Notre richesse nous empêche d'entretenir d'authentiques relations avec les habitants, et en même temps, nous ne pouvons que comprendre ce sentiment aigu. Nous arrivons comme des aventuriers bien pensants, en toute impunité, et désirons connaître une population, qui inévitablement, nous regarde tel que nous sommes. Certains regards sont des miroirs reflétant notre différence, nous réduisant autant que nous réduisons nos interlocuteurs. Il est noble, je pense, d'essayer d'éviter plus que possible d'entretenir avec nos hôtes une relation marchande, mais il est bien difficile de le faire sans finalement être indécent. L'équation est difficile, et elle le restera les jours suivants.
Comment traiter cette pauvreté qui se traduit en différence? Je vais effleurer ce sujet une fois pour toute, en essayant le plus possible de ne pas sombrer dans un discours de convenance, mais de le traiter avec toute la franchise que la profondeur du sujet nécessite.

La perversité ultime de la pauvreté, ce n'est pas, bien sûr, qu'elle nous plaît, mais ce serait malhonnête de ma part de nier le plaisir de voir son pouvoir d'achat multiplié. Les touristes sont relativement nombreux en Bolivie. Le plus frustrant, c'est que finalement, elle me reste incompréhensible. Poids de l'histoire et de la géographie du pays, facteurs politiques, sociaux... Les déterminants s'empilent et il reste en réalité difficile de trouver des solutions de développements miracles. La mode est à la coopération. Peut-être. Mais il est illusoire de supposer l'existence d'une recette universelle, comme l'a longtemps soutenu le FMI. Il y a autant de solutions que de pays, et le politologue, le sociologue, le philosophe même, doivent avoir une place centrale dans cette réflexion, parce que l'économiste, qui cherche désormais à mesurer le bonheur, ne peut juger une situation à partir de sa seule expertise. Il est aujourd'hui crucial d'ouvrir les organisations interétatiques à une gouvernance plus démocratique, parce que les seules solutions viables émaneront toujours de l'Etat en question, le seul à véritablement comprendre, via sa population civile, les spécificités de sa propre situation. A ce titre, comment peut-on trouver légitime que le président de la banque mondiale soit, par tradition, américain, et celui du FMI, européen? Le monde à évolué plus vite que ses organisations. Les compétences étaient, il y a encore 30 ans, concentrées dans une triade qui n'existe plus. Aujourd'hui, le jeu est brouillé, et le conseil permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies ne peut plus tenir sa légitimité de la seule coutume. Il faut réformer, sans quoi l'idéal humaniste ayant mené à la création de ces organismes disparaîtra dans le combat politico-diplomatique que mèneront nécessairement des pays en recherche d'une influence devenue inéluctable. Il faut suivre la marche du monde, parce que le monde, lui, ne nous attendra pas.

En Bolivie, il y a une ville, Potosi. On y trouve de nombreuses mines d'argent, qui jadis appartenaient au Pérou (d'où l'expression « C'est le Pérou! »). C'est une des grandes destinations touristiques du pays, parce que de nombreuses agences proposent la visite de ces mines encore en activité. Sur la route, nous avons croisé de nombreux voyageurs qui en revenaient. Tous en étaient troublés. Dans les entrailles de la terre, des enfants travaillent, et sont photographiés par des touristes. Une amie en a fait l'expérience: « C'est encore germinal, après quelques minutes en bas, je n'ai tout de suite pensé qu'à une chose: remonter ». Et pour cause, la poussière et la chaleur suffocante, et ces gens qui, le visage noir, le corps vieilli par l'effort (« Ce ne sont même pas des hommes, c'est des... des tas de cendres ») meurent doucement, parce qu'il faut nourrir femmes et enfants. En bas, le guide insiste pour que l'on pose des questions aux mineurs, qui répondent par quelques mots. Et puis vient le moment de la photo. Le mineur prête ses outils au touriste qui regarde l'objectif en essayant de sourire. Et il y a la mort aussi. Les plus anciens sont mieux payés, car quand la charge n'explose pas, c'est à eux de se rapprocher pour aller voir pourquoi... Et parfois pour exploser avec. Cette misère noire est celle de la France du 19ième siècle. Mais elle cohabite nécessairement avec ceux qui peuvent descendre prendre des photos, et remonter. Les touristes doivent donner quelque chose aux mineurs. De la feuille de coca, que les travailleurs chiquent à longueur de journée, la bouche gonflée, ou bien de l'alcool à 90 degrés (!), qui permet d'atténuer la souffrance. Une autre personne me confie qu'elle s'était entretenue avec un mineur qui l'était doublement: il avait douze ans. Nous avons donc décidé de ne pas aller à Potosi. Une bonne décision? Elle n'existe pas. Le voir, c'est aussi pouvoir témoigner, savoir, ne pas rester indifférent. C'est faire en sorte que des gens comme moi, qui n'y sont pas descendu, sachent. C'est aussi, peut-être, apporter quelques pesos. Mais c'est aussi débarquer avec toute sa richesse là où personne n'en jouit. Moralement, nous avons décidé de ne pas voir des enfants travailler. Pas en tant que touristes. Le guide du routard conseille la visite, histoire de discuter avec ces travailleurs d'une durée de vie de...45 ans! Le bon choix, c'est surtout celui que l'on peut assumer.
Parenthèse clause, nous pouvons enfin revenir à notre voyage dans le sud-Lipez, et à notre ville de départ: Tupiza.

Petite ville sympathique. L'excursion coute plus de 100 euros, tout compris. Ici, c'est une fortune. Véhicule, guide, cuisinière, logement. Nous n'avons pas le choix, il n'existe aucun autre moyen.
Du Sud Lipez, je garde un souvenir unique. A plus de 4000 mètres, des vallées infinies. L'air manque et la tête est douloureuse. Nous passerons les 5000 mètres, alors que pour la sixième fois, notre véhicule crève. Nous nous éloignons en attendant la réparation. Le vent est d'une grande violence, et s'oppose à chacun de nos pas. Dans un ancien village en ruine, je tombe dans la vieille église sur un crâne humain. J'en frisonne. Je suis comme un archéologue au bout du monde. La légende est floue. Elle raconte que les habitants auraient vendu leur âme au diable pour continuer à trouver de l'or et de l'argent. Une épidémie les aurait alors frappés. Les quelques survivants seraient partis fonder la ville encore présente à quelques dizaines de kilomètres. L'histoire est tenace, et le cimetière de la ville fantôme toujours entretenu. J'y ai vu quelques couronnes mortuaires, toutes récentes.

Le soir, nous dormons dans une petite maison. Pas de douche, nous supporterons la poussière. Le lendemain nous attend une véritable merveille. La laguna verde. Grandiose. Lagune aux reflets tantôt verts, tantôt rouges et tantôt bleus. Nous grimpons une petite colline afin de tout observer en hauteur. Le vent souffle fort, le sable nous fouette violemment le visage, et quelques grains viennent se loger dans le coin de l'œil. Mais le jeu en vaut la chandelle. Tout en haut, nous observons ce vaste miroir renvoyant l'azur du ciel. Une infinité de petits points se baladent. Les flamants roses constituent la faune la plus visible. Alors que le soleil se couche en jetant ses rayons orangés sur la plaine, nous redescendons vers notre logement que Marco a regagné précocement. Il se sent mal. Pauline le supporte tout le retour. Le vent redouble de force, et il devient désormais difficile d'avancer. La marche est pénible, et l'air bien plus rare à cette altitude. Nous en souffrons quelques fois, malgré les feuilles de coca que nous mâchons pour aider l'oxygénation de notre sang. Les locaux portent sur nous un regard amusé. Habitués depuis toujours à vivre en altitude, ce n'est pour eux qu'une petite promenade comme mille. Nous rentrons épuisés. Le soir, l'air devient glacial. Nous dormirons dans notre crasse, sous d'épaisses couvertures. Mais avant ça, nous jouons aux cartes avec un groupe de sympathiques Allemands que nous venons de rencontrer. Soudain, en quelques minutes, je me sens pâlir. La tête me tourne. Et je sens littéralement l'énergie quitter mon corps. Je me lève péniblement et, dans un élan de poésie, je ressens une envie plus que pressante de chier. Je me traîne en transpirant jusqu'aux chiottes. Un lieu d'intimité. Non, la mixité ne me gêne pas. Le fait que les portes laissent 60 centimètres d'espace en haut et en bas non plus. Le système de chasse d'eau, qui consiste à remplir un sceau par de l'eau contenue dans un vaste tonneau non plus. Ce qui me gêne, ce sont les trois magnifiques Américaines qui discutent devant. Imaginant avec horreur les bruits que je leurs offrirais fatalement, je songe que je n'ai pas le choix. Mais impossible de mener à bien cette mission. Je suis simplement psychologiquement bloqué. Tant pis, je vais dehors.
La nuit. Je glace instantanément. Et le vent soulève mon poncho qui me gifle avec violence. Le corps en avant pour lutter dérisoirement contre le vent, je m'éloigne et me trouve mon petit trône naturel. Forçant de toutes mes forces, je ne réussis qu'à émettre la plus formidable flatulence de toute ma vie. Sans le vent, je reste aujourd'hui certain que La Paz entendrait encore l'écho de cette manifestation gastrique. Je réalise avec horreur que je suis malade. Mon ventre se déchire, et pourtant, je reste complètement constipé. Je regagne le bâtiment la queue entre les jambes pour me coucher. En passant devant mes camarades, qui ignorent mes mésaventures, ils me font remarquer ma mine affreuse. Dans la chambre, je fouille sans permission le sac de Marco pour trouver son thermomètre. J'insère l'embout dans l'oreille attendant le verdict. 42 degrés. Merde. Je renverse ma pharmacie et avale diarrhéiques et médicaments contre la fièvre. Je me terre sous les couvertures, en sueur et tout tremblant. Paniqué, j'imagine l'horreur à venir si je dois finir l'expédition malade et avec une grosse chiasse. J'ai vraiment peur pour le lendemain. Dans ma tête, je calcule tous les scenarii possibles. Dès que nous gagnerons Uyuni, je partirai de mon coté directement à La Paz pour me soigner. Impossible de continuer dans cet état. Cette nuit là, je me souviens avoir prié, vraiment, pour tous les dieux, déesses, entités et énergies mystiques possibles. Dieu, Allah, Jéhovah, Bouddha peu importe. Il me fallait un miracle. Je l'ai eu. Après une nuit éternelle, pleine de cauchemars étranges et de doutes constants de se déféquer dessus, je me réveille en pleine forme. Plus rien. J'ai remercié les mêmes invoqués la veille, euphorique de cette chance d'être passé à travers les mailles du filet. Tant de voyageurs perdent jours et kilos, cloués au lit par une bactérie ingérée en trop, ou même une fatigue du corps. Avec toutes les normes sanitaires que nous connaissons en France, l'organisme ne tolère que peu les agressions bactériennes ou parasitaires. J'ai eu de la chance, mais nous ne sommes pas les plus à plaindre. Par exemple, les Canadiens sont encore plus fragiles que nous. Le Canada est drastique sur les règles de sécurités alimentaires. Beaucoup tombent malades en Argentine, où la propreté alimentaire reste relativement bonne. En Argentine, les Français n'ont généralement que peu de problèmes à ce niveau là.

Nous voici donc la veille de notre arrivé au désert de sel. Nous vivons de nouveaux moments magiques, comme ce privilège qui nous est offert de nous approcher à quelques mètres d'un groupe de vigognes, avec leurs jeunes portées. Il est rare de pouvoir approcher ces lamas sauvages, au poil ras. Nous nous arrêtons aussi près de geysers et de vastes flaques de boue en ébullition. La terre est brulante et le souffre remplit nos narines. La région est en mouvement. Nous nous baignons dans des sources d'eaux chaudes. Le soir, nous gagnons un petit village pour dormir dans l'attraction du coin: un hôtel basique mais offrant deux particularités: tout est fait de sel, les murs, les lits, les tables et les chaises; mais surtout, il possède une douche. Regardant l'eau sale s'écouler de mon corps, je redécouvre les délices d'une propreté oubliée. Frais comme des gardons, nous jouons aux cartes avec nos guides et deux Françaises que nous venons de rencontrer. L'une d'elle est peintre, l'autre une jeune et belle agrégée de mathématique de 26 ans. Je réalise alors que peut être, si le hasard m'avait offert une autre autorité enseignante, j'aurai pu m'intéresser aux équations, quand j'étais encore au collège. Dehors, la saison des pluies vient de nous rattraper. Nous sirotons une bière en observant la pluie tomber avec rage, parsemée d'averses de grêle. Demain, nous foulerons le Salar. Nous espérons tous l'accalmie. Avant de dormir, nous discutons avec une Française qui revient de Bolivie, d'Équateur et du Venezuela. Elle nous raconte le régime de Chavez, qu'elle déplore avec force. Population étouffée, stressée en continue. J'aurai aimé voir cela de mes propres yeux. Mais le temps manque.

Nous nous levons à 4 heures du matin pour assister au lever du soleil sur le désert. Le spectacle qui nous attend est hallucinant. Je n'ai jamais vu cela de ma vie. Jamais. La pluie a déposé un fin film d'eau sur le sel, peu perméable. C'est un gigantesque miroir sur lequel nous roulons. Il reflète avec exactitude les nuances de couleurs, les nuages enflammés, ces feux d'artifices de mille teintes. Nous sommes tous bouches bées. Vraiment. Jamais, jamais, jamais. Je titube en marchant devant ce que la nature nous montre. J'ai conscience de l'extraordinaire de l'instant. De ce genre de moment qui se grave à jamais dans la mémoire, et que j'emporterai avec certitude dans ma mort. Fragment de vie d'une rareté infinie que j'espère conserver jalousement dans l'étoffe de mes souvenirs, comme un diamant précieux. L'émotion est palpable, et les cœurs frappent nos poitrines. Cette pluie qui nous avait tant effrayé est un cadeau de la Pachamama, divinité principale des Quechuas, mère de la terre. Le guide nous regarde avec un air amusé. Nous arrivons sur une étrange montagne noire qui transperce l'uniformité plane du sol. Nous grimpons sur un gros caillou pour observer, du sommet, l'infinité de cette mer de sel. Rien d'autre à l'horizon que ce manteau blanc, hormis, dans le lointain, de vagues silhouettes montagneuses. Quelques heures de jeep plus tard, nous sortons fouler ce sel, pur. Je marche quelques centaines de mètres. Autour de moi, le sol s'étend sans s'interrompre. Imaginez-vous dans une salle si grande que vous n'en pouvez voir les murs. Imaginez un sol blanc, vierge de tout meuble. Peignez le plafond d'un bleu cristallin. Vous êtes sur le Salar de Uyuni. Comme le veut la coutume, nous jouons avec l'effet de perspective qui s'offre à nos appareils photos. Nous repartons, enthousiastes.
En début d'après midi, nous arrivons à Uyuni. La ville vit du tourisme. Nous nous séparons de notre guide et de la cuisinière. Nous achetons nos places pour rejoindre Sucre, à quelques centaines de kilomètres. Le bus partira dans quelques heures. Nous tuons le temps. Un cyber-café aux vitesses de connexions d'un autre âge, puis l'étonnant spectacle d'un cimetière de train. Sur une longue étendue, des carcasses rouillées. Tout autour, une gigantesque décharge où s'empilent tous les déchets imaginables. Et l'odeur à vomir. Des Français blagueurs sont déjà venus par ici. Sur une locomotive, tagué en Français : « SNCF, en grève pour une durée indéterminée ».

La nuit tombante, nous partons pour Sucre, avec un changement à Potosi. Ce voyage jusqu'à Potosi sera difficile. Nous sommes harassés. Mais impossible de dormir. Après avoir installé nos sacs à dos sur le toit du bus, nous prenons place dans un véhicule vétuste. Les sièges sont cassés depuis des lustres. Le dos à la verticale, je tente de dormir, les genoux recroquevillés. Je n'ai pas de place pour les jambes. Les Boliviens sont plus petits que les Européens, et naturellement, les cars ne sont pas conçus pour des gens de ma taille. Le bus serpente la montagne, et le conducteur enchaîne les virages comme Sébastien Loeb. La tête se cogne partout, et nous perdons de l'altitude, ce qui nous fait mal aux oreilles. Mais sans doute moins qu'à tous les bébés présents (la population bolivienne est jeune, et les mères n'ont souvent pas plus de quatorze ans). Résultat, un concert de hurlements, de pleurs. Les locaux sont habitués. Nous non. Sans parler bien sûr de l'odeur d'urine et d'excrément qui envahit vite le bus. Un seul arrêt de 15 minutes, c'est trop peu pour changer toutes les couches. Je fais contre mauvaise fortune bon cœur et me délecte de ma dernière trouvaille pour tenter de dormir. J'étends mes jambes dans la petite allée centrale. Manque de chance, bien vite, de nouveaux passagers entrent. Il n'y a pas de places assises pour eux. Ils s'assoient dans l'allée. Tant pis pour mes jambes. Tant pis pour mon sommeil. Il existe des cars de voyage bien plus confortables, souvent réservés aux touristes et aux fortunés. Mais dans notre volonté farouche de décence, nos tentatives dérisoires de vivre près du réel, comportements certes très politiquement corrects et teintés d'une idéologie pâlement humaniste et boboïsante faiblarde, nous préférons emprunter un bus commun. Nous avons raison. Ici, nous sommes visibles et vus. Impossible de se fondre dans la population. Nos visages crient notre différence. Il est normal de réduire cette différence à la seule couleur, sans la faire rimer avec une quelconque supériorité pécuniaire qui, tout en étant absolument indéniable, renierait, si elle était surexposée, l'égalité naturelle de tout être. De plus, et plus prosaïquement (je ne peux pas enchaîner constamment des phrases de branlettes intellectuelles tout le temps non plus), la surexposition des richesses entraîne une xénophobie parfois palpable, la condescendance n'étant jamais très loin dans nos comportements, ou dans la manière dont ils sont perçus. Mais de cela, j'en ai déjà longuement parlé.
Arrivé à Potosi, nous devons attendre l'autre bus. Nous pouvons rester pour le moment dans celui-ci, que la moitié des passagers ont quitté. Nous nous endormons en quelques secondes, plus tard réveillés le temps de gagner notre nouveau car et de redormir comme des bébés.

Sucre est une ville magnifique. Entourée de montagne, elle a gardé son architecture coloniale. Ville riche et au centre d'une grande rivalité avec La Paz. La situation politique reste tendue. La moitié Nord du pays soutient Morales. L'autre moitié, avec Sucre en capitale, s'y oppose. En nous promenant dans un marché, nous rencontrons une femme avec laquelle nous tentons de parler politique. « Et que penses-tu de Morales? » « C'est bientôt les élections ». Toujours cette non réponse, sur toutes les bouches. Pourtant, après quelques minutes, le temps d'établir un contact de confiance, elle nous confie être en désaccord, mais parle doucement, finissant par nous dire qu'il faut éviter au possible d'évoquer la question sur l'espace public, où la présence policière est effectivement souvent relativement dense. La Bolivie n'est pas une dictature, mais la corruption est forte, très forte. Et sans doute les réflexes du passé sont-ils tenaces, sans compter qu'effectivement, trop souvent en Amérique latine, les pratiques politiques restent douteuses. Nous rencontrons un Bolivien, sur une petite place de laquelle nous observons la ville s'étendre. Il chique la coca. Il nous en propose. J'accepte de bon cœur, car c'est aussi le signal d'une invitation à discuter, comme un verre de whisky ou un café en terrasse. Il possède un tube de Bicarbonate. Il me dit d'en verser un petit bouchon et de mélanger la poudre à la Coca. Cela passe le goût et augmente ses vertus énergisantes. C'est aussi une chose très commune ici, et beaucoup de consommateurs utilisent cette méthode. Nous discutons une bonne heure de tout: culture, politique, femmes...
Je reste sous le charme de la ville. Le matin, nous étions sur le grand marché couvert. En Amérique latine, et comme dans de nombreux autres lieux du monde, la culture du marché reste très forte. Souvent réservé aux gens aisés en France, c'est un lieu bien plus populaire ici, tout comme en Afrique ou en Asie. Et quelle explosion de couleurs et d'odeurs. Montagnes de paniers, étalages de fruits et de légumes. Invasion d'abeilles. Les Boliviens adorent les jus de fruits frais, et qui n'aime pas ça? De nombreux stands proposent pour quelques pesos boliviens de grands verres. On choisit ses fruits, on nous les presse et on boit. Nous allons manger dans un des stands du marché. C'est ici que les gens viennent manger après les courses. Un étage entier est consacré à la restauration. Dans de grandes marmites, des viandes en sauces, du riz, des saucisses. Tout est vraiment succulent, servi généreusement. Impossible de terminer une assiette... le tout pour moins de 1 euro. Tout autour, une animation superbe... Ca parle, gueule, rit, court, négocie, échange. Comme en France bien sûr.
Le lendemain, nous allons au musée des arts indigènes. Petit musée calme, bien fait, pour tout comprendre d'une culture encore vivace. La Pachamama ne fait pas partie des divinités délaissées par l'histoire. Le catholicisme, très majoritaire ici, se marie avec les croyances ancestrales dans un syncrétisme original. Sur les tissus indiens, qui comptent les vielles légendes, on retrouve des croix chrétiennes et des diables représentés selon les standards religieux européens. Exemple frappant, encourageant, que le mélange des cultures ne rime que rarement en réalité avec la disparition de ces dernières. Les cultures s'adaptent et se réinventent constamment. Certaines meurent, comme c'est inévitable, souvent par l'érosion du temps. Sur le marché, nous mangions sous de grands panneaux crasseux de promotion pour Coca Cola, disant « La propreté, c'est la santé ». Le voyage confirme la chose: la mondialisation est effective, elle est réelle et puissante. Mais les cultures tout autant. Indéniablement liées à l'activité humaine, elles subsistent et évoluent parallèlement aux particularismes culturels. J'en ai déjà parlé dans ce journal. Pour autant, bien sûr que la globalisation peut détruire les plus faibles, légitimant donc la présence d'une autorité étatique chargée de contrebalancer les déséquilibres qu'elle occasionne. Mais elle est aussi le vecteur de transmission et d'évolution des cultures. Connaitre Kant, Locke, Heidegger... C'est aussi parce que la mondialisation permet la transmission de réflexions à vocations universelles. Une fois encore, il me semble que l'harmonie du monde ne puisse exister qu'à travers un équilibre entre protection des particularismes vecteurs de sens pour toute société particulière, et ouverture aux pensées, flux humains, culturels et économiques de la société mondiale, qui fait de nous une humanité enracinée dans la conscience puissante de l'appartenance à un même monde. Sortez les mouchoirs. Le soir, nous dinons dans la douceur de l'agréable jardin de l'auberge avec un couple qui traverse l'Amérique de volontariats en volontariats. Une soirée agréable et paisible.

Le lendemain nous partons, Pauline et moi, pour La Paz. Marco et Axel, comme prévu, continuent de leurs cotés. Marco part retrouver un ami vers Santa Cruz, et Axel projette de partir vers l'Amazonie bolivienne. Pauline doit prendre un avion à La Paz pour effectuer son stage et moi j'hésite encore sur le chemin à parcourir. Je dois être dans une dizaine de jours à Lima, pour continuer ma route avec une amie venue de France.
La Paz est un chaudron. Une cocotte minute sous pression. Ville haute perchée, ses favelas s'étendent contre les flancs des montagnes environnantes à perte de vue. Buildings au centre, quartiers sales autour, coins animés et cocasses, il y a de tout. De la pauvreté aussi, plus qu'à Sucre. Nous nous établissons dans une petite auberge au cœur du marché aux sorcières. Un exemple passionnant de la vivacité des croyances locales, justement. Dans la rue, on peut acheter de tout pour invoquer les puissances de la croyance Quechua. Poudres, symboles, statuettes, kits de sortilèges... Et surtout l'élément central de la croyance, l'élément fondamental pour les offrandes à la Pachamama: le fœtus de Lama. A tous les étalages, ces petits fœtus séchés pendent, avec leurs gros yeux, leurs quelques poils, leurs peaux craquées. Des dizaines, des centaines de fœtus se balancent sous nos yeux. Interdiction formelle pour nous d'en ramener en France, les douanes interdisent l'exportation pour des raisons évidentes. Cela ne m'a pas traversé l'esprit, je vous rassure. Ici, on enterre un fœtus de lama devant la maison, ou sous les fondations avant sa construction, afin de protéger les lieux des mauvais esprits. Le fœtus est aussi présent dans toutes les offrandes. A chaque vœu à faire aux divinités correspond une liste d'éléments à consacrer. Dans chacune de ces « recettes », on trouve le fameux fœtus.
L'auberge est plutôt sympa. Un patio intérieur chaleureux, avec plantes et petits bancs. Moins de 1 euro la nuit. De quoi y rester une vie entière. La journée, je fais des emplettes à envoyer en France, au grès des petits marchés arpentés de touristes. Les prix se négocient bien. On croit faire des affaires formidables, alors qu'on paye plus du double des prix locaux. C'est le jeu, et comparé aux prix français, il n'y a pas à broncher une seconde. Parfois, même, je négocie pour la forme, histoire de voir. S'il y a refus, il suffit de faire mine de partir. On me rappelle en acceptant, on paye, et on aperçoit le contentement dans l'œil du vendeur heureux d'avoir trompé le touriste. Tout le monde y gagne. Tant mieux.

Le soir, je me rends compte que je dois acheter un nouveau réveil. Le mien ne fonctionne plus, et Pauline partant, je ne pourrai plus compter sur elle pour me réveiller. Nous partons arpenter la ville de nuit. Un bordel. Serrés comme des sardines, nous avançons au hasard des rues à raisons de 50 mètres par minute. Impossible d'aller plus vite. C'est étouffant, ça me plait beaucoup. Pauline, moins. C'est effectivement stressant. Mais la vie hurle. Les lumières de partout, des néons, des petits gadgets à la con que tout le monde tente de te vendre. De la marchandise chinoise de toute part, des forêts de bâches, des mecs bizarres. La marmite de La Paz est sous pression. Au retour, bien sûr, nous nous perdons. Nous demandons notre chemin à une jeune femme. Elle nous l'indique vaguement, peu sûre d'elle. « Faites attention. », ajoute t-elle. A quelques rues de l'auberge, nous la retrouvons par hasard. Son visage est soulagé. « J'ai vraiment eu peur de m'être trompé, et de m'être rendue responsable de votre enlèvement ». Parano ou non, elle avait l'air vraiment stressé. La Bolivie ne m'a pas apparue dangereuse, derrière mon regard peut être candide. Ici, tout le temps, partout, on nous assaille de mise en garde, durant les discussions, via des affiches. Je ne peux me prononcer définitivement quand à la vérité du danger. Je ne l'ai pas ressenti, sauf à de rares exceptions, mais cela ne signifie en rien qu'il n'existe pas. Souvent, cela est aussi affaire de bon sens, mais c'est aussi vrai qu'il suffit aussi d'être au mauvais endroit au mauvais moment. Comme partout, comme à Paris ou ailleurs. Même si je ne compte plus les histoires de vols qu'on me rapporte.

Le lendemain, Pauline s'en va. Moi, je décide de continuer seul jusqu'à Copacabana, petite ville touristique sur le bord du légendaire Titicaca, permettant d'accéder à la fameuse Isla del Sol, lieu de naissance du soleil selon les Incas. Je ne pouvais pas quitter la Bolivie sans toucher l'eau d'un des lacs les plus hauts du monde, et aussi des plus mystérieux. Je quitte l'auberge de bon matin. Le car traverse les bouchons infernaux puis se faufile dans les favelas pour offrir une stupéfiante vue de la métropole, en contrebas. Plus tard, il serpente sur les routes montagneuses, où le lac étend déjà ses bras. Une vue magnifique. Je saisis mon jetable acheté la veille, en ignorant encore que tout les clichés seront ratés et inexploitables. Mais bon, pour autant, je ne compte pas m'en séparer, même avec mon gros doigt toujours présent en premier plan.
Vite, il faut traverser une partie du lac. Passage impressionnant. Nous quittons le bus pour emprunter un petit bateau. Le bus est, lui, placé sur une barque géante, et nous rejoint sur l'autre rive. Et nous repartons pour Copacabana.
Ville ultra-touristique baigné de soleil. Une allée bondée, où les prix s'envolent. Je visite la petite église. Je grimpe le calvaire de la ville, à plus de 4000 mètres, en crachant mes poumons. Je m'offre aussi le luxe d'une nuit en hôtel avec lit unique et douche privée, mais sans eau chaude, faut pas rêver. 1 euro 50 la folie. Le soir, en traînant dans les rues, le vague à l'âme de me retrouver soudainement seul. Un Français m'accoste. Il revient de Colombie et du Pérou, et me demande des conseils pour la Bolivie. Me voilà enfin de l'autre coté du mur, du coté où je ne reçois plus de conseils, mais où j'en donne! A moi de raconter mes petites anecdotes! Le Français en question fait partie de ces gens qui ont quitté la France depuis plusieurs années. Il a vécu quelque temps en Amazonie à la recherche d'expériences spirituelles, consommant dans les villages amazoniens des plantes psychoactives, des psychotropes utilisés pour les rituels locaux. Sur ce sujet, il est intarissable. Voyages à travers le temps et l'espace, découverte d'autres dimensions... Voilà 9 mois qu'il cherche la Vérité. Oui, il y a pas mal de Français ici qui se sont perdus à trop vouloir se trouver. Le visage ravagé par des produits consommés à la va vite, sans préparation ni savoir faire, certains font même la manche dans les rues. J'en ai croisé un au Pérou. Situation difficile. Personne ne donne de Pesos à un blanc, ce n'est pas une priorité. Seul les Français mettaient la main à la poche pour lâcher un petit peso. Sale, puant, il était au Pérou depuis 3 ans. Sans argent pour rentrer, sans la volonté non plus, il vivait avec cette illusion terrible que la Vérité existait en un lieu précis, quelque part dans les anciennes terres Incas. Cela me surprend encore, ce nombre intriguant de personnes venues chercher le suprême en Bolivie et au Pérou. Loin des Américains venus se défoncer en Colombie à la coke pour pas cher, ceux-ci se sont dilués dans l'infini d'un questionnement qui souvent mène à la disparition terrible de la moindre certitude. Et pour cause. Dans certaines villes amazoniennes, des agences pour touristes organisent des séances de consommation d'herbe psychoactive. Sans information, sans prévention, et sans surveillance. Cette herbe, utilisé depuis toujours par les sorciers d'Amazonie, c'est l'hayacusca. Une herbe puissante, que l'on trouve aussi en Hollande. Cette substance demande un rituel précis avant d'être consommé. Elle cause vomissements et diarrhées aigües avant l'entrée en « trip ». Une profonde connaissance de soi est absolument nécessaire, sans quoi, il ne faut pas s'y aventurer. Seulement voilà, tout est bon pour faire de l'argent, même la santé psychique de ceux qui pensent que l'on peut consommer une telle plante comme on mâche un chewing-gum. Cette plante trouve son sens dans une culture ancestrale qui obéit à des règles, des rites, et des rapports sociaux extrêmement rigoureux et précis. On n'avale pas l'Hayacusca comme on fume un pétard entre potes. A Copacabana, cet homme m'a expliqué 6 fois, avec des yeux de dément, qu'il connaissait maintenant « l'énergie du serpent qui coule dans tous les sangs mon frère, le tien comme le mien. On est reptile, on est reptile il faut le comprendre. Sans comprendre ça, il y aura toujours des guerres ». Sur ces paroles absurdes, navrantes ou rigolotes, choisissez, il est parti. Je l'ai regardé s'éloigner dans la nuit, avant de partir dans un petit restaurant désert pour manger une truite du lac.

Le lendemain, dans l'après-midi, j'embarque sur un petit bateau pour l'Ile du Soleil. L'île vit de l'agriculture. Sur le petit port, une dizaine d'ânes. De nombreux touristes viennent y passer une heure. Je compte, comme on me l'a conseillé, y passer la nuit pour en faire le tour. On grimpe un long escalier inca qui mène au village. Un village très rustique. Ânes, terres en terrasses, maisonnettes en torchis. En haut de l'escalier, râlant comme un chien tirant sur sa laisse, je croise un Argentin qui se repose en sirotant son maté, un signe distinctif! Dans le mile. Il est de Buenos Aires et voyage pour ses vacances. Nous partageons le maté, et je retourne chercher un endroit ou dormir. Nous sommes hors saison. Il pleut souvent et les auberges sont vides. Je trouve une auberge de jeunesse. Une autre fille de mon âge est en train de demander une chambre. Une Française, Maud, étudiante en Anthropologie à Cambridge. Le village est désert, et nous sommes seuls. Une fois installés, nous partons faire un tour de l'île. Nous tombons sur un mariage. Les femmes sont habillées traditionnellement (vêtements larges, grandes jupes). Un petit orchestre. Les femmes d'un côté, les hommes de l'autre. Un vrai reportage made in France 5 quoi. Poussée sans doute par son intérêt pour l'anthropologie, Maud demande si elle peut entrer dans le jardin. « 40 Pesos ». Pas fou le gars. Tant pis pour nous.
La beauté du lac est surprenante. Le soleil se couche dans des nuages colériques. Nous discutons de l'Amérique latine et de l'Angleterre. Bien sûr, nous nous perdons. En pleine nuit, nous réussissons enfin à retrouver le village, plongé dans l'obscurité. Une truite, une patate, et au lit. Demain, je ferais le tour de l'Ile. Une belle randonnée de 7 heures parait-il. Maud, elle, repart. Elle doit revenir à Santiago, où elle rédige un mémoire d'anthropologie sur la prise de la pilule du lendemain dans les quartiers populaires de la capitale chilienne.

Le temps est incertain. Maud reprend le bateau dans l'autre sens et moi je fourre quelques snickers dans mon sac, une bouteille d'eau et un anorak. Pas besoin de plus, on m'assure qu'un restaurant est ouvert dans un petit village de l'autre coté de l'île. Je grimpe quelques heures sur un petit chemin vraiment charmant, au milieu d'une petite forêt d'Eucalyptus. Je suis seul au monde, hors saison. Au beau milieu des plaines, un gamin joue avec un bout de bois. Il me demande de le prendre en photo. Tout content, il me demande de voir le cliché. Mais c'est un jetable, il n'y a pas d'écran. Il est déçu. Moi aussi, ça m'aurait permis de savoir que depuis le début, je mets mon doigt sur un bon quart de l'objectif. Et me voilà sous un grand soleil, et tout autour de moi, le majestueux Titicaca. J'ai la sensation de voler. Le vent balaye les herbes hautes. Je respire l'air cristallin des Andes, et mon corps s'habitue sereinement à l'effort à cette altitude. Les 7 heures sont surestimées. Je suis en avance. Je pourrai prendre mon temps. Le soleil frappe le lac qui scintille. Je suis en Bolivie, sur le Titicaca, seul, libre. Une petite musique se joue dans ma tête, et je chantonne sur le chemin. Une vraie carte postale. Ca fait du bien, des fois. Dans une petite cabane en pierre, je croise un fonctionnaire. Il faut payer pour continuer. 2 pesos pour l'entretient du chemin. Mon cul. Tant qu'à faire, j'achète une bouteille de coca. Un couple arrive au loin, chargé d'une caméra. Deux Allemands. Cinéastes, ils travaillent sur la réalisation d'un film artistique pour Arte. Un film sur la vision du temps. Ils traversent divers pays, et demandent aux gens qu'ils croisent de dire, face caméra, un petit dicton de leur pays exprimant le temps qui passe. Ensuite, en montage, ils font un truc artistique. Me demandez pas comment. Je passe à l'exercice, pour une postérité prochaine de 5 secondes et nous bavardons une petite heure. Je repars ensuite vers les ruines Incas, qui trônent au bout du sentier. Les ruines en question ne sont pas incroyables. Je ne m'y attarde pas. Je continue vers l'autre petit village. J'y arrive à 14 heures, affamé. Je slalome entre les cochons qui me gueulent dessus et pousse un âne qui me barre la route en refusant obstinément de bouger. Je l'aurais bouffé, avec ma faim de loup. Seulement voilà, l'information donnée en début de mâtiné était fausse. Le restaurant est fermé. En même temps, je ne peux que comprendre, il n'y a pas un chat. Plus le choix, je dévore mon dernier snickers et je continue. J'arrive sur une petite plage. Je trempe mes mains dans l'eau du lac. Une petite barque oscille doucement au rythme lancinant de l'ondée. Un vrai paysage de fond d'écran d'ordinateur. Je reste quelque temps ici, mais l'idée de rentrer le plus vite possible pour ne pas mourir de faim me rattrape. Je traverse de magnifiques endroits, des troupeaux de moutons, des criques perdues et sauvages, et... et merde, qu'est-ce que j'ai faim! Vers 16 heures, enfin, un petit village. Dans une rue, je trouve un tout petit magasin. On n'y vend que trois choses: des bouteilles d'eau, des biscuits secs au chocolat, et du coca, le tout posé à même le sol. Va pour le coca (encore!) et les biscuits, même si ces derniers sont périmés depuis plus d'un an (mais en même temps, des gâteaux secs...).
Je dégustais ainsi mon repas assis sur le muret d'une porcherie, pendant que des cochons à la con tentaient de me bouffer le cul. Mais le soleil tapait plus que fort, je n'avais plus de protection solaire, et cette porcherie, là, c'était la seule perspective d'ombre qui s'offrait à moi. Je réalise le portrait désormais... Bref, reprenons.
Me voilà sauvé de la faim, mais sérieusement fatigué. Les deux dernières heures sont terribles. Les jambes lourdes, je traîne mon poids comme un cadavre. J'arrive malgré tout heureux à l'auberge. Doux sentiment de plénitude après l'effort. Je partage un repas avec un Anglais, qui vient d'arriver. Dur de reprendre cette langue. Des mots castillans s'imposent. Ca m'énerve. Mais il n'y a que nous ici, alors, je force mon cerveau atrophié. J'apprends que la pluie est déjà arrivée au Pérou, et que le Machu Pichu est sous la flotte. Tant pis pour moi, jusqu'ici, j'ai été plus que chanceux avec le climat. Bien sur, je parle trop vite, le lendemain, c'est le déluge. L'escalier en pierre qui mène au port est un piège géant. Je m'accroche à tout ce que je peux, marche en canard, parfois avance à quatre pattes. Le bateau est bondé. Bien sûr, tout le monde veut sa place à l'intérieur. Personne n'est assez fou pour rester dehors. Deux heures de voyage, compressés les uns contres les autres. Heureux de respirer enfin, je retrouve Copacabana, sans le soleil cette fois-ci. J'achète une place de bus pour revenir à La Paz. Pour patienter, je me paye un chocolat chaud et un gâteau à la banane dans un petit café littéraire. Un bonheur.

Je regarde les paysages défiler à travers la vitre du bus. Le soleil se couche sur le lac. Au revoir, ou adieu, au Titicaca. La nuit tombe sur les favelas de La Paz. Dehors, les gens se regroupent autour de tonneaux dans lesquels on fait un feu pour se réchauffer. Les environs sont déshérités, tristes. La poussière omniprésente, certains immeubles éventrés. Le centre-ville est encore loin, mais le bus ne l'atteindra jamais. Une épaisse fumée s'engouffre à l'intérieur. Le moteur vient de rendre l'âme. Le chauffeur nous demande de sortir. Nous nous exécutons. Je me demande comment ils vont réussir à affréter un autre bus. Les autres passagers ouvrent les soutes et prennent leurs bagages, pour continuer à pieds. Je me tourne vers le chauffeur. « Comment puis-je faire pour atteindre La Paz? ». « Continuez par vos propres moyens, il n'y pas de car de remplacement disponibles ». Je m'étrangle. « Quoi? Mais nous avons payé un billet jusqu'au terminal de La Paz! Il manque cinquante kilomètres ». Haussement d'épaules. Il en a rien à foutre. Me voilà avec mon sac à dos immense, dans un quartier-bidonville craignos, et en pleine nuit. Pour le coup, je suis remarqué. On me regarde, me dévisage. Certains chuchotent à leur voisin et me regardent avec insistance. Un type me choque l'épaule en me croisant. Cette fois c'est sur, je tiendrai pas 5 minutes sans être dépouillé. J'accélère le pas pour rejoindre le groupe de Boliviens qui était dans mon car. Pas besoin de leurs expliquer mon problème, je pense qu'il saute aux yeux. Voilà une des rares fois où je me suis senti potentiellement en insécurité... « Suis-nous, dans deux kilomètres, il y a un arrêt pour taxi, nous en prendrons un tous ensemble pour La Paz ». Sauvé. Ces taxis en question, ce sont des espèces de minibus à 3 rangées de 3, plus économiques que des taxis traditionnels. Nous partons pour le cimetière de La Paz. Le chauffeur ne va pas jusqu'au terminal de bus. Tant pis, je finirai en taxi, pour même pas 50 centimes d'euro la course... Me voilà de nouveau sur les hauteurs de la ville, que j'ai quittée il y a 4 jours. Une vision étonnante. La nuit est totalement tombée depuis deux bonnes heures, et face à moi, au fond de la cuvette où s'étend la métropole, une constellation d'étoiles électriques. Comme un ciel nocturne gravé à même le sol. Personne ne parle, médusé par cette voie lactée terrestre. Une petite fille se met à chanter « La Paz, La belle, La Paz, La belle ». Je souris. Je décide de retourner à la même auberge que la première fois. Il est minuit passé et je ne pense qu'à dormir. Demain sera ma dernière journée dans la ville.

Dernière journée que je passe à flâner dans les rues. Je me mets dans l'idée de trouver un cuir pas cher. L'idée disparaît au fil des allées. Je pars manger au marché. La journée passe. Je soir tombé, je regoûte avec enthousiasme l'effervescence nocturne. Je me retrouve dans une ruelle dégueulasse et franchement mal famée. Et là, miracle. Un artisan travaillant le cuir. Je rentre? Je rentre. Un tas de peaux à terre, des outils de partout, contre le mur, pendues, de nombreuses vestes marrons et noires, et un mec, derrière une machine à coudre, qui me regarde étonné. L'odeur de la peau est agréable. Nous discutons une petite demi-heure, lui, tout en travaillant me raconte un peu comment la vie a changé ces dernières années. « Les touristes sont arrivés. Ils ont balancé leurs bouteilles vides dans la nature. On a gagné en niveau de vie grâce à eux, c'est sûr, mais au rythme où vont les choses, dans dix ans, il n'y aura plus de Bolivie juste un gros tas de plastique... Tu m'en prends une, alors, de veste? ». Je lui en prends une, et pour fêter ça, me mange une petite pizza, tiens! Le lendemain matin, j'arrive de bonne heure au terminal de bus. 24 heures de voyage jusqu'à Lima, capitale du Pérou voisin.

Nouvelle expérience pour moi: 24 heures de voyage à coté d'un gros porc transpirant et puant dont l'occupation principale est de se curer le nez et coller ses trouvailles sur son siège. Passage de la frontière et nouveau tampon sur mon visa. Changement de bus. Un des membres de l'équipage passe de rangée en rangée avec une caméra numérique. Il filme quelques secondes les passagers de face qui ne semble pas étonnés. Ce n'est pas mon cas. Je demande au gros porc ce qu'il se passe. « C'est nécessaire au Pérou, pour la sécurité ». Une loi nationale rend obligatoire ce procédé, à chaque voyage en car. Le Pérou reste traumatisé des attentats de sa période sombre, celle du «Sentier lumineux ». A travers la frontière, rien ne change. Le Pérou est pourtant un pays plus riche que la Bolivie. Bolivie, Pérou, Chili. Trois pays frontaliers qui accumulent tout les contrastes dans une histoire fondamentalement liée. Celle de la guerre du Pacifique et de la perte de l'accès à la mer pour la Bolivie, des tensions diplomatiques et des revendications territoriales. Aujourd'hui pourtant, la situation est bien plus apaisée. Les économies sont parfois très dépendantes les unes des autres. Dans le Sud Lipez et le Salar de Uyuni, la Bolivie extrait des minéraux utilisés dans la fabrication des shampoings, dentifrices et autres cosmétiques. Une fois chargé dans les camions, ces produits traversent la frontière pour être transformés au Chili. En effet, au nord du Sud Lipez (étrange dénomination), la frontière n'est qu'à quelques kilomètres. De l'autre coté d'un volcan duquel s'échappent quelques volutes de fumée, c'est le désert d'Atacama, le Chili. Néanmoins, une lecture seulement positive des rapports entre ces 3 États reste incomplète. La Bolivie possède du gaz, qu'elle revend au Chili à un prix extrêmement concurrentiel. Le prix du gaz étant même parfois inférieur sur le marché Chilien que Bolivien! L'économie a sa logique que la logique ne comprend pas toujours...
Le voyage est long. On s'occupe comme on peut. En enlevant mon pull, je remarque de grosses plaques rouges, partout sur mon torse. Elles étaient apparues depuis le Salar, mais elles ont remarquablement grossi. Je décide de me planifier un arrêt pharmacie lors de mon arrivée à Lima. Le matin, l'ambiance est moite dans le car. Ca pue la sueur et mes cheveux ressemblent à une plaquette de beurre. Lima est une ville côtière. Sur la centaine de kilomètres précédent mon arrivé, le Pacifique butte contre de grandes dunes de sable. Ce sable qui recouvre d'immenses quartiers pauvres, rougeâtres, tristes.
Enfin, le soleil de Lima m'éblouit. La chaleur m'étonne, moi qui viens de passer presque un mois entre 3000 et 5000 mètres d'altitude. Je trouve un hôtel bon marché (4 euros la nuit, le pays est plus cher que la Bolivie) près de la place des armes, magnifique place centrale de la capitale. Architecture coloniale, dorures... Le pouvoir politique du pays se concentre autour de ce petit quartier riche. Le soir, j'avale un poulet dans un fast-food dégueulasse. Et en rentrant à l'hôtel, tradition oblige, je me perds. Un groupe de jeune me vient en aide. Ils retrouvent mon hôtel. « Il est 22h, tu veux pas boire une petite bière? ». Nous voici dans un bar huppé. Bande son: Radio Head, Pink Floyd, Red Hot Chili Peper. La bière coule à flot, et mon petit groupe commence à se rouler des pelles. Ca m'amuse un petit quart d'heure, jusqu'à ce que ma voisine me lance un regard interrogateur. « Et toi, tu n'embrasses personne? » « Heu, non. » « Bha pourquoi? » « Bha je sais pas moi, je vous connais pas ». « Et alors, je te connais pas non plus, je t'embrasse? » « Heu, non » « Pourquoi, tu ne m'aimes pas? ».
J'hallucine. Dans ma tête, je construis un schéma d'évasion. La gamine devient insistante, se rapproche de moi et met sa main sur mon pantalon (sur hein, pas sous). Peut-être suis-je paranoïaque de nature, mais je sens bien le plan foireux pour me proposer de baiser dans les chiottes, et laisser le soin à ses potes de me détrousser.
« Bon les amis, il est Minuit, je dois y aller, mon hôtel ferme dans une demi heure. » « Quoi? Mais ça ferme pas un hôtel! » « Le mien si, après minuit et demi, on ne peut plus rentrer » « Mais c'est nul » « Ouai, mais c'est pas cher ».
Je n'ai rien trouvé de mieux. Les regards ne sont pas dupes. Vitesse supérieure. « Tu sais, j'ai un problème avec les femmes. » « Tu es gay? » « C'est ça ».
Je sais, c'est pas glorieux. Mais j'avais tout sauf envie de disserter sur ma vision des choses et ma méfiance peut être exagérée.
Je retrouve mon hôtel du premier coup. Devant, des militaires patrouilleront toute la nuit. A quelques pas de là, l'assemblée nationale.
Lima est une grande ville, tentaculaire. Une folie sans grand intérêt, attrape touriste géant. Agences en tout genre, promotions bidons pour le Machu Pichu, pickpockets. Au final, ça a son charme.
Le lendemain, je glande à l'hôtel. La douche est glacée, je cris en me lavant, pendant que dans le compartiment voisin un mec s'enfile un rail de cocaïne. Ce rail, c'est un peu l'expérience obligée pour le voyageur qui vient, pour deux euros, faire ce qu'il n'oserait pas en Europe ou aux Etats-Unis. Gare à ceux qui se font prendre. Les touristes se le permettent parce qu'ils ont les moyens. La police le sait. Ils ont aussi les moyens de payer une forte amende.
Je décide de changer d'hôtel, pour me rapprocher de la mer et du quartier bohème de la ville. Folie du voyage. Une nuit à 10 euros dans une auberge chaleureuse, les pieds dans l'océan. Le soir, je prends un taxi pour aller à l'aéroport. Je dois y chercher Margot, amie venue de France, qui m'accompagnera jusqu'au bouquet final, le Machu Pichu. Dans le taxi, je remarque une gigantesque affiche, fixée à un building: « Bien traiter un touriste, c'est bien traiter le pays ». Étonnant. Le Pérou et la Bolivie dépensent beaucoup d'énergie à lutter contre leurs images de pays dangereux. J'arrive avec une heure de retard, à cause des embouteillages et des voitures qui tombent en panne en plein milieu de l'autoroute. Ce n'est pas grave, l'avion de Margot, lui, arrivera deux heures après l'horaire prévu.
Petits restaurants, Pacifique, pont de bois. Notre quartier est plus que charmant. Je bois avec plaisir un Pisco, l'alcool local par excellence. Le Pisco Sour. Mélange d'un alcool du coin, de citron et de je ne sais plus quoi. Je ne paye plus en Pesos Boliviens (ou plus communément Bolivianos), mais en Nuevos Soles. Après une bonne nuit, nous partons pour Cuzco. Ville de légende, centre culturel de l'empire inca, la ville est hautement touristique. Et pour cause: C'est la Rome de l'Amérique latine! Je ne suis pas de ceux qui râlent contre la présence des touristes. D'abord parce que j'en suis un et je n'ai pas de tendance schizophrène avérée, et aussi parce que s'il y en a, c'est qu'il y a une raison. C'est très mode de râler contre ça. Ça l'est moins de reconnaître la masse économique que ça représente pour un pays pauvre ou en émergence. Et je ne peux pas me bercer de l'illusion d'être « moins un touriste que les autres ». Cuzco nous plait. C'est une ville magique, pleine de mystères et de charme. Quand la nuit tombe, on entendrait presque les montagnes murmurer d'anciennes légendes. Le marché, bien moins typique que celui de Sucre reste très sympathique. Les rues sont agréables. Coup de cœur. Nous trouvons un restaurant très sympathique, où nous discuterons souvent jusqu'à la fermeture, de notre petit monde, sirotant des jus de fruits frais et jouant à des jeux de sociétés. Bien sûr, nous cuisinons de nos propres mains, comme un délicieux plat de pâtes périmées à la sauce Bolognaise maison. Goût étrange. La saison des pluies s'installe. Il ne pleut jamais toute la journée, mais les averses sont violentes. Les petites ruelles en pierres se transforment alors en torrent. En quelques secondes, nous sommes trempés. Nous le savions. Ici, c'est la période creuse. Espérons que le soleil sera avec nous pour le Machu Pichu... Nous restons quelques jours ici. Le temps de flâner dans la ville, qui le mérite, mais aussi de planifier notre venue au Machu Pichu. La cité secrète est le joyau de l'Amérique du Sud. C'est un trésor pour le pays. La seule et unique façon d'y pénétrer est d'atteindre Aguas Caliente (en référence des sources d'eaux chaudes qui coule à proximité). Pour se faire, soit y aller à pieds, ce que nous ne pouvons faire en raison du temps qu'il nous reste, soit prendre le train. La compagnie Peru Rail a le monopole du trafic. Et elle en profite. Les étrangers payent une fortune. Quasiment 100 dollars en partant de Cuzco. Un des kilomètres de rail les plus chers du monde. Après la privatisation de la compagnie, rachetée par une entreprise britannique, les prix ont explosé. Les locaux, heureusement, ne payent que 3 dollars. Cette situation est inadmissible. Certes, un pays doit pouvoir profiter de ses atouts patrimoniaux. Mais de là à payer ce prix... pour une entreprise étrangère. C'est la loi de l'argent. Tout se paye, et la liberté de déplacement aussi.
Clairement, nous ne pouvons pas nous permettre de partir de Cuzco. Nous continuerons donc notre route via la Valle Del Inca, en s'approchant progressivement du site, jusqu'à Ollantaytambo, d'ou nous prendrons un train deux fois moins cher. C'est amplement plus avantageux. En termes de budget d'abord, mais c'est aussi l'occasion de visiter les merveilles de la vallée, et d'emprunter un chemin bien moins fréquenté, à l'abri de l'influence de ses sales touristes dont je ne fais pas parti. Rectification: je suis schizophrène.
Il nous faut encore nous procurer nos sésames pour pouvoir entrer sur le site. Et il n'est pas donné. Dans ces pays où le coût de la vie reste modeste, nous devons payer une somme étourdissante. En pleine saison, pour un non étudiant étranger, il faut débourser... plus de 100 dollars... Révoltant. Le Machu Pichu est un site reconnu par l'UNESCO comme patrimoine mondial de l'humanité. Ce sigle en fait un symbole. C'est un bien patrimonial universel, qui participe à la constitution d'une identité humaine mondiale. A ce titre, il doit être accessible à tous. L'UNESCO est censé protéger et faire connaître ce patrimoine. Pourquoi ne pas aller jusqu'au bout de cette logique et aussi garantir la démocratisation de son accès? Je sais, parce qu'entre l'idéal et le réel, il y a le politique, l'économique, le pragmatique et tout le reste. Seulement, sans idéal ni morale, alors autant ne plus en faire, de politique. Fermons notre parenthèse kantienne maladroite. Après tout, je savais parfaitement que je devrais percer mon budget. Mais impossible de ne pas ressentir une aigreur. La culture et l'art ont un prix, celui de la cupidité. Il en a toujours été ainsi. Voilà encore un sujet sur lequel l'État est fondé, d'intervenir afin d'élargir l'accès au savoir en subventionnant les entités culturelles. Sur ce point, la France et encore plus de Royaume-Uni font encore un peu figure de bons élèves. Pour le moment.

Nous prenons un bus local pour atteindre Pisac, première étape. Le bus, petit et inconfortable, accueille de nombreux locaux. Un vieillard est pieds nus dans l'allée. Ses pieds sont de véritables ruines, de vielles colonnes antiques usées posées près de son gros sac de marchandise en toile, qu'il porte habituellement sur le dos. Cuzco s'enfuit. Ses quartiers pauvres et humides aux murs gris et délavés. Les montagnes aussi ténébreuses qu'immenses. Le Pérou. L'Amérique latine. Bordel.
Et puis, Pisac. Le bus nous dépose face à un pont en ferraille surplombant une rivière boueuse et puissante. La ville est écrasée au fond d'une petite vallée. Tout autour s'élèvent de gigantesques montagnes verdoyantes: le chemin de l'Inca. C'est par ces cols surélevés que passait le peuple Andin pour rejoindre le Machu Pichu, quand les Espagnols contrôlaient la vallée. Il ne fallait pas que la cité soit découverte. Les conquistadors ne la trouveront effectivement jamais. Nous nous promenons dans le petit marché artisanal. Quelques fruits et légumes, mais surtout de l'artisanat à l'attention des quelques touristes qui ne font pas foule en cette saison. Nous grignotons quelques empanadas dans un petit restaurant désert. Près de nous, une grande cage remplie de cochons d'Inde, la spécialité locale. Au moins, on peut être sûr que la viande est fraîche. Quand le serveur s'approche de la cage, toutes les petites bêtes se mettent à crier d'une même voix, comme si un pigeon géant nous hurlait aux oreilles. Nous ne pouvons pas goûter au cochon d'Inde, cela prend trop de temps à préparer et nous arrivons trop tard.
Notre auberge est paisible. Une basse maison fleurie et une grande cour intérieure en pierre. Ca sent la terre humide. D'épais nuages flottent lourdement dans le ciel, mais nous devons visiter les ruines, perchées dans la montagne. Pour y aller, pas le choix, il faut prendre un taxi et payer le droit d'entrée. Pas fou, le chauffeur nous propose un deal: payer la course plus cher, mais nous baisser au contrôle. Il ne s'arrêtera pas, faisant mine d'aller chercher des visiteurs déjà en haut pour les descendre. Et cela fonctionne! Les ruines en question s'éparpillent dans la montagne, et l'on passe de l'une à l'autre en empruntant un petit chemin. Dés l'entrée du site, aussi pratiquement désert, de gigantesques terrasses circulaires qui produisaient des légumes pour les habitants. Le site est impressionnant, et la lumière contrastée d'un ciel mi éclatant mi nuageux le met délicieusement en valeur. La montagne termine de dessiner cette carte postale qui rendrait presque jaloux le pauvre Indiana Jones qui a bien perdu de sa superbe dans sa quatrième aventure (désolé, je me devais de le signaler). Nous passons par quelques mètres de tunnel creusé dans la roche. Le soleil ne tarde à frôler les montagnes. Nous continuons au hasard sans trop savoir quel chemin emprunter. Petit à petit, nous quittons les ruines, en passant ça et là par quelques anciens édifices dont il ne reste que les murs. Et le chemin s'enfonce doucement vers la vallée. La ville se dévoile en bas, et grossit petit à petit. Une belle randonnée en fin de journée pour clore notre balade de manière toute douce. Le Pérou nous offre ces joyaux que nous goutons en toute quiétude.

Le lendemain, après une belle nuit et une belle douche en compagnie de belles araignées, nous nous levons d'un bon pied pour une belle journée (ok, ok, j'arrête là). Direction Ollantaytambo, dernière ville avant Aguas Calientes. Arrêt à Urubamba d'une petite heure. Le bus est une fois de plus plein à craquer. La ville ne présente pas d'intérêt. Nous traînons encore quelques minutes sur un marché en plein cagnard avant de rejoindre notre destination par une espèce de gros monospace aménagé. C'est avec ce genre de véhicule que l'on relie une ville à l'autre dans la région. On attend que la voiture soit pleine avant de partir. Les gens nous regardent étonnés. Moi, j'ai surtout mal au cul sur ma banquette trop petite. Ollantaytambo est accolé à une large chaîne de montagne. Ville populaire et touristique. Sous des cieux menaçants, nous parcourons les ruelles en pierres, puis un petit chemin en terre longeant un cours d'eau. Nous croisons des cochons, des ânes et quelques locaux en tenues traditionnelles allant je ne sais où. Une fois de plus, l'auberge est absolument déserte. Nous sommes seuls. Hormis la propriétaire et ses enfants. L'un d'eux est tout content de me montrer sa voiture miniature qui fait de la lumière et du bruit. La pluie est une menace constante et sur le bord des rues, de vastes tranchés en pierres dirigent l'eau tombée dans les montagnes vers la rivière, ou le rio, en castillan. Le débit prouve que oui, en hauteur, la pluie est une réalité. Pour le moment, nous sommes relativement épargnés. Pour le moment.
Le jour suivant, et avant de prendre le train pour Aguas Calientes, nous projetons de visiter la forteresse inca qui domine la ville. Toutes ces ruines qui jalonnent la vallée de l'Inca servaient à protéger le chemin du Machu Pichu, où logeait notamment la royauté. Le prix est une fois de plus exorbitant pour les touristes. Nous nous contentons d'observer d'en bas ce vaste escalier où les Espagnols connurent une de leurs rares défaites. La journée passe tranquillement. Je réalise à quel point c'est bon de ne rien faire, allongés sur des planches de bois. Le soir, nous nous rendons dans l'obscurité jusqu'à la gare. Tous les touristes, ayant préféré passer par Ollantaytambo, pour soulager le budget ou visiter la vallée, sont là. Nous longeons les montagnes dans l'obscurité, sans voir la beauté d'une forêt qui devient tropicale. Je m'en rendrais compte au retour. En effet, en quelques kilomètres, la végétation se transforme, s'épaissit.

Enfin, Aguas Calientes. Une ville surprenante. Perdue au milieu des montagnes. La nuit, tout semble électrique. Néons, fast-food. Une étrange chaleur, glaciale. C'est un passage obligé pour le bijou de l'Amérique. Des hôtels de partout. On s'arrache les clients dans une guerre des rabatteurs fatigante. Nous sommes hors saison, et la ville est recouverte d'un drap de tristesse et de mélancolie étrange. Petite ville, elle dégage pourtant une acre odeur d'anonymat. Les gens viennent puis partent. Ils ne laissent rien, et le lendemain, tout recommence. J'ai l'impression que la ville est sale. Ce n'est pas le cas, mais une bonne partie des rues, près de la rivière, sont en travaux. Cela me projette un aspect brouillon. L'humidité froide de la nuit est palpable, et je sens un épais brouillard pourtant inexistant. Nous entrons dans une étrange auberge, perdue dans les arbres. Le hall est une grande cabane. Aucune lumière. Le bar semble être fermé depuis des années. Nous marchons doucement sur le sol, à la recherche de quelqu'un. Rien. Finalement, nous réveillons une personne qui dormait dans une chambre. Il travaille ici et nous donne une chambre, où l'odeur de renfermé me monte doucement au nez. Aucun touriste, rien. Pas de trace d'Axel, qui devait nous retrouver ici avec Clara et Laurène, deux autres compatriotes de Mendoza. Nous sortons acheter à grignoter. Quelques biscuits suffiront, nous devons dormir tôt. En effet, nous projetons de grimper le Wayna Pichu, pic surplombant le site. C'est la montagne pointue que l'on peut voir sur toutes les photographies. Un nombre limité de personnes peut le gravir chaque jour, et pour être sûr d'avoir de la place, mieux vaut arriver à pied sur le site, avant les bus qui amènent la grande majorité des autres touristes. C'est aussi l'occasion d'une petite ballade en forêt, et le moyen d'économiser un billet de transport. De retour à l'auberge, Axel, Clara et Laurène sont là, autour d'une table, dans le hall. Retrouvailles. On se raconte nos chemins, et je prends des nouvelles d'Axel, que j'ai quitté à Sucre, en Bolivie. Chacun son chemin et ses histoires. Axel est avec un ami qu'il a rencontré par hasard sur sa route. Il traverse le continent, des Etats-Unis jusqu'à... lui même l'ignore. Nous partons dormir trois précieuses heures. Nous devons nous lever à 4 heures pour enfin atteindre la cité perdue, redécouverte seulement en 1911.


Je sors de ma chambre vers 4 heures et demi. Dans la pénombre, j'entends le fracas de la pluie qui, dehors, tombe violemment. Moi qui la craignait tant, la voilà qui arrive le jour où je l'espérais absente. Petit à petit, mes camarades arrivent en silence dans le hall. Nous n'attendons pas. Il faut battre le fer quand il est encore chaud, et notre motivation risque bien de glacer au contact de l'air maussade. Nous nous recouvrons de nos capes de pluie, et nous jetons dehors. Le jour se lève sur les montagnes noires, sur lesquelles s'accrochent de nombreux nuages. Cette fois, le brouillard n'est pas qu'une sensation. Il est bien là, laiteux, humide. Comme des fantômes, nous longeons le Rio qui nous entraine dans l'épaisse forêt. Quelques kilomètres, puis nous traversons un autre pont métallique, qui se balance doucement sous nos pas. La nature, sauvage, dessine un long escalier de presque 2000 marches menant au site. Randonnée matinale dans ce début de jungle. Le dépaysement est total, et la souffrance, réelle. Je suis suant, et trempé. Ma cape ne sert plus à rien. Tout est si humide, et elle ne fait plus que me maintenir dans une intolérable chaleur. Mes muscles sont froids, et mon corps gémit à chaque marche. Les cheveux collés contre le front, j'écoute le bruit de mes pas, et de mes chaussures imbibées d'eau. Sploutch, sploutch, sploutch. C'est horrible. Je n'ai presque rien avalé. Et au détour d'une route, l'injustice nonchalamment balancée devant mes yeux: Les cars me doublent, et dedans, les gens me regardent, amusés. Qu'ils aillent au diable. Et puis enfin, l'entrée du site. Je suis exténué, de mes épaules s'élève de la vapeur d'eau. Tant mieux, je sèche. Axel et son pote entrent sur le site. J'attends Margot, en soufflant comme un bœuf. Mes jambes tremblent, la tête tourne. Elle arrive enfin. A notre tour, nous entrons. Devant nous, du brouillard. Le Machu Pichu ne se montre pas. Nous désespérons, et sommes brisés. Nous longeons la montagne vers la porte du soleil, avant de faire demi-tour. Inutile, on ne voit rien. Nous décidons de faire le tour des ruines, noyées dans l'épais brouillard. Et soudain, la pluie redouble. Margot retourne à l'entrée des ruines, pour attendre une hypothétique accalmie. Entêté, je continue un peu. Le spectacle est stupéfiant. Les escaliers deviennent de véritables torrents. L'eau y dévale si fort qu'elle dépasse la languette de mes chaussures. Le sol est partout recouvert de plusieurs centimètres de flotte. Je ne suis plus trempé, je deviens moi même de l'eau. La cape est une protection dérisoire. Mon jean, collé à ma peau, pèse plusieurs tonnes. L'accès au Wayna Pichu est fermé, mais il paraît que certains ont eu le temps d'y grimper. Je n'imagine pas leur situation, bloqués au beau milieu de l'ascension. Marcher ainsi n'a plus de sens pour moi. Je retourne sur mes pas, rejoindre les autres. Le bijou de mon voyage finira t-il ainsi? Nous plaisantons pour nous détendre. Après une heure, les filles retournent en bus à Aguas Calientes. Elles reviendront dans la journée, si le ciel décide de s'ouvrir. Axel, son pote Simon et moi patientons. Le ciel reste hostile, mais la pluie cesse. Nous nous rendons vers le Wayna Pichu, de nouveau accessible. Pour y pénétrer, il faut faire la queue. Au compte gouttes, les gens passent. Il paraît que l'ascension est relativement technique. Enfin au portail de l'entrée, le Talkie-walkie du gardien grésille. Un éboulement a bouché la voie. Le Wayna Pichu ferme devant nous. Un guide nous informe de la possibilité de monter le Machu Pichu, montagne du même nom que le site. Culminant plus haut que le Wayna Pichu, c'est la première année qu'il est ouvert aux randonneurs. Petite astuce encore peu connue. Il est donc presque vierge de touristes. Moi, je ne suis pas chaud. Mais je suis les autres, docile. Après tout, c'est sûrement l'unique fois de ma vie que cette occasion s'offre. La randonnée est belle, et nous suivons d'étranges chemins, comme ce passage dans une forêt, où les branches forment une voûte au-dessus du sentier, comme les tunnels de végétation que traversent les preux chevaliers dans les contes de fées. Et les fleurs, grandes, roses, flamboyantes. Petit à petit, nous nous rapprochons du sommet. Mais le manque de nourriture devient vraiment dangereux. J'ai la tête qui tourne, et je prends conscience de l'insouciance qui est la mienne, de grimper cette montagne le ventre vide. Axel aussi. Et pas une goutte d'eau. Parfois, à ma gauche, un précipice. Si la tête me tourne trop, je suis mort.
Enfin, le sommet. Roi du monde, je surplombe toutes les montagnes environnantes. Sauf que je ne vois rien. Nous nous asseyons à quelques mètres d'un précipice, au bout du promontoire naturel qui domine le site. Et nous attendons en grignotant enfin un bout de jambon et de fromage qu'Axel retrouve au fond de son sac. Et nous attendons. Encore.
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Et soudain, les nuages s'écartent, comme l'eau sur le passage de Moïse. Comment vous décrire ce qui, à ce moment, doucement, se dessine sous mon regard. Des montagnes immenses, touffues, verdoyantes, déchirées et sauvages. Des cirques majestueux, mille fois plus beaux que tout ce que j'ai pu voir dans les films, les reportages exotiques ou les pubs pour la Réunion ou je ne sais quoi. Devant moi se trouve l'essence même de la beauté. Tout est immense et profond. C'est comme tomber dans un vertige sans fin. Nous sommes là, seuls, avec un petit groupe d'Américains, et nous crions et applaudissons comme des cons. Le Machu Pichu, en vrai. A cet endroit inédit, que peu de personnes connaissent. L'éboulement du Wayna Pichu, dont le sommet se dessine à plusieurs centaines de mètres en contre bas, fut en réalité un cadeau merveilleux. J'écarte les bras. Et tout tourne, les montagnes, le soleil chaud et éclatant qui venait enfin de vaincre les nuages. A l'horizon, des montagnes. Mon cœur frappe furieusement ma poitrine. Il veut sans doute sortir de mon corps, pour voir lui aussi de ses yeux ce paysage qui n'existait pour moi que dans mes rêves les plus oniriques. J'attendais tant du Machu Pichu. Il m'en a donné bien plus.
Baigné dans la lumière, le voilà enfin, vu de très haut. La cité perdue et ses secrets. Ici, face à moi. Des ruines en pierres, belles, dignes. Elles semblent se dresser ici pour l'éternité malgré les siècles, les colères tectoniques, la rudesse du climat Andin. Ce moment est à moi, à jamais. Axel et Simon mitraillent furieusement le panorama avec leurs appareils numériques. Soudain, Axel s'arrête, le range dans sa sacoche et dit « Le reste, c'est pour les yeux ».
Je souris.

Nous restons là quelque temps. Tout est parfait. Voilà un instant rare, où tout se cristallise. Le temps n'existe plus, et l'existence même de son être est écrasée, transcendée, perforée par la force formidable d'un équilibre immense et divin. J'aurai voulu courir et sauter dans le vide, tout au bout de la corniche, pour mourir ici. C'est qu'ici, et je m'en souviens encore avec exactitude, l'esprit n'obéit pas aux règles habituelles. Le choc esthétique est si surprenant, si énorme. L'émotion emplit l'esprit. Je ressens cette force rare, puissante, que l'on sent dans les moments les plus incroyables de la vie, quand celle-ci prend un sens nouveau. A la naissance d'un enfant, quand on fait l'amour. La différence est qu'ici, la vie n'en change pas pour autant. Nous devons partir. Les montagnes, elles, restent. Des milliers d'autres pourront les fouler après moi. Pourtant, ici encore, le risque humain est là, omniprésent. Epée de Damocles sur notre propre création. Le Machu Pichu fait partie des lieux remarquables en dangers de disparition selon l'UNESCO. Pour l'équilibre du site, seul 800 personnes pourraient fouler quotidiennement les ruines. Parfois, 4000 touristes pénètrent au Machu Pichu par jour. Aujourd'hui, jour de pluie, hors saison, le site était désert. Nous descendons, encore étourdis, la montagne. Nous flânons quelques minutes sur les ruines.
Les historiens établissent de nombreuses similitudes entre la cité perdue et le château de Versailles. Comme à Versailles, l'empereur Inca aurait fait construire cette ville pour s'éloigner du centre politique, Cuzco. Comme à Versailles, sa cour l'a suivi.
Comme Versailles, le monument nous reste, comme un fragment émouvant de l'histoire des hommes. Notre histoire.
J'oubliais de vous dire, nous sommes le 24 décembre. J'ai passé noël au Machu Pichu.

De retour à Aguas Calientes, je suis sale et fatigué. Mes camarades partent pour les thermes d'eau chaude. Margot et moi restons nous reposer. Le soir, nous trouvons une petite pizzeria pour fêter noël. Des pizzas, de la bière, un billard. L'humeur est légère. Tout est bien. La nuit venue, nous arpentons la ville. Les habitants lancent des pétards partout. Attention, ce n'est pas comme en France hein! Quand je dis partout, c'est partout. Une véritable guérilla. Les gens de cachent derrière les murs, et visent notre groupe. Simon et Axel ne tardent pas à riposter. La scène est hallucinante. Bagdad, en plus convivial tout de même. Vraiment dangereux parfois. Il faut rester en mouvement. Certains gamins achètent des fusées et les posent sur le sol, à l'horizontal, vers nous. Nous, on se cache derrière des poubelles. Apparemment, on prend les gringos pour cible. Rien de bien méchant. Nous terminons la soirée dans une boite un peu minable et kitchissime. Quelques bières et, vaincus par la fatigue, nous rentrons nous coucher. Le lendemain, nous nous séparons de nouveau. Clara et Laurène continuent vers la Bolivie, Axel et Simon vers le nord, avec pour but final l'Équateur ou peut être la Colombie. Margot et moi retournons à Cuzco pour quelques jours. Margot retournera en France de Lima, et moi de Buenos Aires. Je dois effectuer mon stage à Paris, avant de découvrir le sud, la Patagonie.

Dans le train qui nous ramène à Ollantaytambo, je découvre la beauté des forêts Péruviennes. Puis nous goutons aux derniers jours de tranquillité à Cuzco. Quelques petites rues à découvrir. Quelques achats obligés. Le voyage touche à sa fin. A Lima, nous retournons dans l'hôtel du centre ville, bon marché. Dernière douche froide. Nous allons au cinéma, voir un horrible navet. Puis je retourne seul à Buenos Aires. Quelle chaleur sur la capitale Argentine! Dans mon hôtel cher et miteux, je m'endors difficilement, à poil et allongé sur le drap, je regarde le ventilateur osciller dans un bourdonnement monotone. Les jours que je viens de passer étaient grandioses. Paris m'attend. Mais ça, c'est une autre histoire.

Le 3 Mars, mon avion se pose sur le tarmac de l'aéroport de la capitale argentine. Nous y passerons quelques jours, Pauline et moi, avant de partir pour le sud. La chaleur me surprend. Difficile de dormir. Notre petite auberge est tout à fait agréable. De vieilles photographies en noir et blanc des grands acteurs américains passés. Notre chambre pue la mort. Quatre Chiliens sont en vacances, et nous mélangeons notre bordel avec le leur. Nous sommes à San Telmo, sympathique petit quartier bobo de cette ville si spéciale. Buenos Aires fait partie de ces grandes villes du monde qui ont une âme, une poésie. Quel plaisir en effet de se promener le soir pour découvrir une petite place, éclairée de lampions, ou au milieu de tables de restaurants se balance un couple sur un air lancinant de Tango. Un souffle des années trente. Le cliché fonctionne encore, et ce, sans vous parler de ces antiquaires ou de ces portraits, omniprésents, de Maradona. Nous retrouvons une amie de Pauline, qui effectue une année d'étude sur la ville. L'occasion de prendre un verre au cœur du fameux Palermo, dans un étonnant restaurant, mi-friperie, mi atelier bizarroïde. Et la Boca, bien sur. S'y trouve l'attraction touristique majeure de la ville: el caminito. Une rue ancienne, aux maisons de toutes les couleurs, aux personnages « cartoonesques » fixés aux balcons. Pauline appelle ça Disneyland. Elle n'a pas tord: Sosies de Maradona, tango, restaurants et rabatteurs de toutes parts. On fait revivre un folklore perdu, pour les touristes. La Boca est un quartier pauvre. Tout autour de cette fameuse rue s'étend des immeubles usés, croulant sous le poids du temps. Notre chauffeur de Taxi (le taxi est l'unique moyen de s'y rendre), raciste au possible d'ailleurs, me montre le quartier. Tout y est fermé depuis des lustres. On dirait une ville morte. Pourtant, les rues sont toujours peuplées de ses habitants, qui vibrent bien sur au rythme des matchs de football de son fameux club, le club de la Boca.
Parfois, la ville devient moderne. Grands parcs, énormes buildings. Mille facettes qui me plaisent. On a raison de dire que Buenos Aires et Paris ont plus d'un point commun. Ils partagent de nombreux architectes, bien sûr, mais aussi et surtout un certain orgueil tantôt agaçant, tantôt plaisant, mais qui fait le charme de la ville.

Quelques jours plus tard, nous quittons la ville pour Puerto Madryn, porte d'entrée de la Patagonie argentine. Nous sommes encore loin des montagnes. Tout autour de nous s'étend des plaines, à perte de vue. Pas la moindre colline. A une cinquantaine de kilomètres de Puerto Madryn se trouve une péninsule, la péninsule Valdes. C'est ici que l'on observe Manchots, phoques, et, en saison, baleines. Nous n'aurons donc pas la chance d'en apercevoir, elles ont gagné le large depuis plusieurs mois déjà. Nous avalons les kilomètres le long de la route, en compagnie d'un américain. Le lieu est sympathique, et voir des manchots ou des loups de mer en liberté n'est bien sûr pas déplaisant. En revanche, ce serait vous mentir que dire que je garde un souvenir inoubliable de cette journée. Et puis, à force de voyager dans des cars à air conditionné, j'ai une douleur des plus violentes à la gorge. Il devient difficile d'avaler ma nourriture ou de boire, et les nuits sont pénibles.
Nous partons pour El Calafate, petite ville construite à la hâte pour répondre au boum de l'activité touristique. C'est la ville la plus proche d'un des sites les plus formidables de la Patagonie Argentine, le glacier du Perito Moreno. Ma gorge est de plus en plus douloureuse, et même respirer me fait mal. Les comprimés à sucer ne me servent à rien. Après une nuit presque blanche je décide d'aller chez le médecin. Ici, il existe dans les hôpitaux un échelon intermédiaire entre le médecin de ville et les urgences. C'est la guardia. En fait, la plupart des gens vont consulter ici, car les médecins de ville, libéraux, sont payant. Ces médecins généralistes là sont des fonctionnaires. Ils sont mutés selon les besoins géographiques. Ainsi, les urgences sont réservés aux cas graves. Le médecin que je rencontre est d'ailleurs originaire de Mendoza. Quand je lui parle du système Français, et des problèmes que nous rencontrons en campagne, la pénurie de médecins, elle s'étonne. L'absence d'un système de généralistes/fonctionnaires comme ici lui paraît invraisemblable. « Surtout pour le pays des droits de l'homme ». Elle a raison. C'est que ici, en Argentine, les politiques sociales s'articulent entre la santé et l'éducation. Ce sont les piliers de la solidarité nationale. En France, nos généralistes sont des libéraux. Ils n'accepteraient jamais d'étudier 8 ans (minimum) pour toucher un salaire jugé insuffisant et travailler dans un trou paumé. L'UMP les comprend bien (lire le dernier torchon Frédéric Lefebvre à ce sujet). En revanche, que les professeurs travaillent ainsi, ça ne gêne personne. Un bac + 5 (minimum depuis la masterisation des concours de l'enseignement) avec en fin de carrière la moitié du salaire d'un médecin de ville pour sa première année d'activité. Pour information, un professeur certifié gagne en début de carrière 1584 euros nets(combien pour un cadre sortant d'une école de commerce de bonne facture après 5 années d'études?). Il ne dépasse les 2000 nets euros qu'après plus de 10 ans d'activité. (http://www.education.gouv.fr/cid1058/professeur-certifie.html). Les médecins obtiennent à la moindre grêve une augmentation du tarif de la consultation. Combien de grêves doivent enchaîner les formateurs des esprits de la nation pour une augmentation équivalente? Surtout qu'entre nous, que les médecins généralistes refusent de devenir fonctionnaire, quelle hypocrisie! Si l'Etat rembourse par le biais de la sécurité sociale la quasi-totalité d'une consultation, que l'argent soit remboursé au patient ou donné sous forme de salaire au médecin, qu'elle différence, hormis celle certes non négligeable du symbole? Sont-ils si libres que ça nos médecins libéraux? Il serait plus fort d'adapter notre système sur le modèle argentin, ou la médecine est une composante de l'idée de citoyenneté. Mais on connait bien la force d'une corporation si bien représentée sur les bancs du palais Bourbon. Dans l'état actuel des choses, il est certain qu'envisager 8 ans d'études pour ensuite passer sa vie dans un hôpital public en état avancé de dégradation demande plus que de l'ambition. Il faut avoir la foi en l'homme et en l'intérêt général... Comme pour devenir instituteur ou professeur. Tout cela pour plaider pour une prise de conscience de l'importance d'un vrai service public, qu'il faut défendre. A ce propos, lisez donc ces deux articles:

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/04/11/la-prise-en-charge-des-soins-medicaux-un-acquis-menace_1505760_3232.html

Par Francis Kessler, maître de conférences à l'université Paris-I, et

http://www.lemonde.fr/cgi-bin/ACHATS/acheter.cgi?offre=ARCHIVES&type_item=ART_ARCH_30J&objet_id=1151869

Par l'écrivain Tahar Ben Jelloun. L'article est devenu payant, mais l'auteur y fait une apologie de notre système, et appelle à sa conservation.
Extrait: "Quand on me demande ce que j'apprécie le plus en France en dehors des châteaux de la Loire, du Mont-Saint-Michel, de sa gastronomie et des subtilités de la langue de Racine, je dis : son système social. Je viens de faire un petit séjour dans un grand hôpital à Paris. Le service public est formidable. J'ai été un patient heureux, bien soigné, bien traité. Cela n'a rien à voir avec le fait qu'on soit connu. Je peux attester que tout le monde est traité sur le même pied d'égalité. Pas de discrimination, pas la moindre grimace qui serait du racisme, pas de favoritisme ni de passe-droit. "

Revenons à mon angine blanche. On m'injecte de la cortisone, et me prescrit des antibiotiques. En quelques heures, tout n'est qu'un lointain souvenir. Je n'ai pas dépensé un seul Peso.

Le Perito Moreno est impressionnant. Grâce à un délicat équilibre climatique, il cesse brusquement sa progression. Résultat: un mur de glace de plusieurs dizaines de mètres baignant dans le lac de sa fonte. Nous nous en approchons en bateau, puis l'observons à travers une rapide randonnée. Voir des tonnes de glace se décrocher soudainement de son corps pour plonger dans l'eau dans un fracas de tonnerre, en voilà un spectacle émouvant! Le parc national dans lequel il se trouve est à l'image de la région. Tranquille. Les montagnes s'étendent sous un ciel mêlant le gris et le bleu. Une poésie paisible se dégage de ces décors figés. La nature semble imperturbable, et répondre à l'agitation des villes par un calme apaisant et serein.

Autre détail intéressant, depuis que nous sommes en Patagonie, nous remarquons que les auberges sont pleines de jeunes Israéliens. Nous demandons pourquoi. C'est une tradition à cette époque. Ils viennent de terminer le service militaire. Ils viennent habituellement fêter cela en Patagonie. C'est une des nationalités les plus représentées ici.
Nous continuons notre route vers Bariloche, au milieu des grands lacs. Ancienne ville de peuplement Suisse, elle est comme le reste de la Patagonie: très peu argentine en vérité! Bariloche ressemble à une gigantesque station de ski... Ce qu'elle est! Faites de chalets et d'immeubles montagnards, on y mange des fondues au fromage, on y produit du chocolat. La ville n'a que peu d'intérêt, hormis son lac, gigantesque, surmonté au loin de hautes montagnes. Nous y restons trois nuits. Une journée, nous grimpons un relief pour admirer la vue et l'infinité de lacs s'étendant de toute part. Une impression de liberté délicieuse s'empare de nous. Mais nous devons revenir, enfin, sur Mendoza, et commencer notre dernier semestre ici.

Je suis content d'avoir vu la Patagonie. Mais ce voyage, aussi plaisant soit-il, ne constitue pas pour moi un souvenir aussi fort que celui du Pérou et de la Bolivie. Je sais. Qu'elle bêtise, qu'elle naïveté que de comparer deux voyages si différents! Mais quelle suffisance aussi que de toujours tout intellectualiser, et livrer le discours commun du "c'est tellement différent, c'est incomparable...". Non, je préfère vous dire le fond de mes pensées. C'est différent, certes, mais j'ai davantage aimé vaquer en Bolivie qu'en Patagonie. C'est aussi que la région est chére, très chére. Les marchandises sont importés et les touristes souvent fortunés. Ils ressemblent plus à une jet-set décompléxée qu'aux bons routards croisés au Pérou, par exemple. Pour autant, n'entendez pas ce que je n'ai jamais dis. La Patagonie reste une pure merveille. Chacuns ses préférences.



Me revoilà à Mendoza. Quel plaisir de revoir la ville, et surtout, de profiter de son soleil! Rendez-vous compte, depuis mon retour, le 15 Mars (nous sommes le 2 mai), je n'ai vécu que deux jours de pluie! Le reste fut soleil et, exceptionnellement, nuages. J'ai profité de ces belles et chaudes journées jusqu'à très récemment. Désormais, l'hiver est bien là. Les nuits sont glaciales. Ces jours de fin d'été furent délicieux. Je me revoyais gamin, gambadant dans ma petite rue, du grand sapin au centre d'un petit rond point jusqu'à chez moi, en passant devant ma petite école. L'odeur de début de printemps et celle de fin d'été on cette saveur fantastique de l'enfance. C'est la plus belle des odeurs du monde.

J'ai changé de logement aussi. Non pas que l'appartement de Cécilia me déplaisait, mais je comptais vivre autre chose, une ambiance différente. J'habite désormais dans une grande maison, avec 13 autres étudiants ou stagiaires. L'atmosphère oscille toujours entre un calme étrange et une belle animation. J'y fais mon petit train train en toute indépendance, parle à tout le monde sans connaître personne. J'adore ça. Chacun sa route, chacun son chemin, chacun sa chambre. J'y passerai avec plaisirs les derniers mois.

Les prix aussi ont changé... Certains produits viennent de croître de 50%. De très nombreux biens de consommations viennent de rattraper les prix Français (notamment la nourriture). Les gens s'en inquiètent, mais sans plus. Pas de révolte en vue. Il faut dire que l'inflation est une réalité habituelle en Argentine. Elle est une composante de son histoire. En Europe, ce n'est pas le cas. L'entêtement excessif de la BCE pour la combattre en est la cause directe. Notre inflation, qui fait tant de bruit dans le débat politique français est, comparé à ce que connaît l'Argentine, ridicule. Mais comme en France, ici, les salaires ne suivent pas l'évolution des prix... Ce fameux dilemme inflation/chômage...

La faculté, elle, en revanche, n'a pas changé. Les cours si, mais quelle importance? Entre sociologie de la connaissance, Marketing et négociation publique, et Télévision et Média, je mène ma petite vie étudiante. Quelques nouvelles têtes aussi, dont certaines sont déjà reparties, notamment les stagiaires qui ne restaient ici que 3 mois. Dounia, nouvelle elle aussi, vit avec Pauline. Elle est musulmane. Rien d'extraordinaire dans l'absolu, mais ici, l'Islam est quasi inexistant. Cela attire une curiosité assez étrange mais bienveillante. Tant mieux.

Et bien sur fêtes, discussions, petits délires continuent. Je le confesse, je suis comme un poisson dans l'eau. La vie est belle et simple, ou belle parce que simple. J'ai déjà de beaux souvenirs de ce second semestre ici. La ballade à cheval faite entre amis dans la pré-cordillère en est en exemple parfait. La nuit tombante, sur un canasson, et puis tout terminer par un Asado, c'est magique!

Un soir, en revenant à la maison, après une petite soirée, je me connecte sur internet. Il n'est pas encore 7H en France.

Ben Laden est mort.

Je suis en cinquième. Je rentre du collège, mon sac à dos à la main. Il doit être 17 heures. Comme d'habitude, je me dirige vers la cuisine pour manger mes Pépitos avec du jus d'orange. Mon gouter de l'époque. Mon père est scotché devant la télé. Je lui dis bonjour. Il me répond qu'il y a eu des attentats aux États-Unis. Je m'approche de la télé. On y repasse en boucle les tours s'effondrant.
Je réponds: "ah..." J'en ai pas grand chose à foutre. Je m'en rends pas vraiment compte, mais ce 11 septembre, j'assiste à l'entrée du monde dans le 21éme siècle.

Dix ans plus tard, j'apprends sa mort de l'autre hémisphère, et avant mes amis et ma famille cette fois. Je suis resté sur I télé toute la nuit, en prévenant tout le monde par SMS et en donnant un coup de fil en France pour l'occasion. Le monde change, et moi aussi. J'aurais voulu en parler davantage.
J'aurais aussi voulu vous parler de Patrick Roy, ce député PS décédé dans la nuit du 2 au 3 Mai. Le député en rouge. Celui qui m'a vraiment fait chialé quand il a remercié l'hémicycle, de gauche comme de droite, de le soutenir contre la maladie.
"Face à la mort redoutée, il y a la vie espérée. Ce souffle, vous me l'avez tous donné, tous, à gauche, à droite, au gouvernement. Jamais, jamais je n'oublierai. Dès demain, je redeviens un opposant farouche, mais je vais vous le redire : je vous aime toutes et tous. La vie est belle !"

J'aurais voulu parler de la situation politique en France, et de tout le reste. Mais le temps me manque.



Pour terminer cette longue entrée, j'aimerai m'excuser d'avoir si brièvement parlé de la Patagonie et de ces deux mois à Mendoza. J'estime que l'article est déjà trop long, malgré la réalité lapidaire de mon écriture. J'ai du tout rédiger en urgence, et mon style est certainement très indigeste et brouillon. Mais les souvenirs se fanent vite. La prochaine fois, je ferai mieux.

Quelqu'un est-il assez fou pour me croire?




Merci à Margot pour le coup d'œil jeté sur cet article, et à Pauline pour les photos.